Selon les standards actuels, cette compilation du label anglais Wisdom Teeth est ce que vous trouverez de plus lent, de plus escargotesquement traînard sur le marché des musiques électroniques. On ne sait pas trop ce qui est passé par la tête des patrons de Wisdom Teeth mais ils ont eu cette idée saugrenue (en pleine descente sûrement) de faire un disque qui rassemblerait des morceaux de chez eux émargeant autour des 100 bpm, soit l’allure d’un piéton octogénaire au galop en matière de beats per minute.
Sans rentrer dans le détail, on estime que la house se joue généralement 20 pouces/beats plus haut, que la jungle et la techno évolue un cran encore au-dessus (même chose pour le dubstep autour des 130/140 bpm) tandis que la drum’n’bass taquine les 170-180 bpm à des allures bien plus soutenues. Autant dire qu’afficher 100 au compteur est une sorte de suicide quand on prétend faire danser un peu ou du moins faire autre chose que somnoler avant la soupe à l’oignon. Mais paradoxalement, le résultat ennuie moins qu’il fascine, offrant au profane que nous sommes en la matière, de splendides moments d’apesanteur contemplatifs et narcoleptiques.
On était restés sur notre petite connaissance du label londonien sur l’idée que ceux-ci proposaient du dubstep et exclusivement ça. La compilation To Illustrate montre que leur catalogue est riche d’un tas d’autres propositions, métissées et fascinantes lorsqu’on les écoute à l’abri d’une nuit solitaire ou au petit matin défraîchi. A ces heures-là, on aime saisir les clochettes, les tintements, les petits bruits qui articulent ces compositions synthétiques et leur confèrent une vie secrète. C’est comme se glisser dans l’intimité des machines, comme surprendre un synthé encore en pyjama ou une jeune beauté électronique qui se maquille : les musiques électroniques lorsqu’elles sont ralenties sont encore plus belles et énigmatiques.
On aime ainsi les motifs solaires d’un Sun Dapple du groupe Glances, progressif et en montée contrariée et répétitive de plus de 6 minutes. On aime quand les patrons font du ping-pong sous l’eau avec Kiss Me, Can’t Sleep pour tromper une nuit blanche, en laissant un vieux disque soul tourner à l’arrière-plan. On aime quand Hussko nous enferme deux jours durant dans les toilettes electronica de son ami Peter. Et aussi quand Salamanda nous laisse boire à sa « fontaine de la nymphe » (on n’ose imaginer ce dont il s’agit) en rentrant de boîte de nuit.
To Illustrate est une compilation qui s’écoute, malgré ses visées didactiques, sans trop chercher à comprendre ce à quoi on a affaire. On peut saisir une influence, distinguer une contrée d’origine (l’Asie, des percussions afro, un écart funky), un mouvement répété déjà entendu ailleurs, mais estimer qu’aller au delà de cette lecture primitive gâcherait le plaisir. Cette électro ralentie est une introduction merveilleuse au pouvoir pénétrant des beats. Les regarder jouer ainsi en quasi liberté et dans leur prime jeunesse (l’excellent Rockpool Pool Party donne le sentiment d’assister à une représentation scolaire de fin d’année où des sons apprennent à danser) est à la fois assez exceptionnel et très émouvant. A l’écoute de ces morceaux, on a l’idée un peu folle que ces sons là sont encore balbutiants et découvrent leur propre pouvoir. Avec un peu d’entraînement, ils iront plus vite et plus fort, ils nous rentreront dedans et se chargeront de significations plus adultes, plus sexuelles. Si certains sont un peu plus graves que d’autres (Separation Anxiety de Nick Leon), c’est avant tout à leur nature joueuse que nous sommes confrontés ici. Les saisir ainsi dans leur milieu naturel est un privilège rare et fascinant qui a des vertus tout à fait rafraîchissantes. Girl Food de Clemency est notre pièce favorite. Sur sept minutes, il ne se passe techniquement à peu près rien. Le son vient et repart. Il rebondit ? Ou pas. Mais le suspense est omniprésent dans la façon dont lui répond une voix enfantine ou fantomatique qui en reprend la mélodie et les codes secrets. On touche avec ce disque au cœur de l’anthologie décrite par Mark Fisher et quelques autres. Le présent est une succession de futurs contrariés que la machine à ces vitesses réduites enregistre et restitue à la perfection.
Cette compilation est la meilleure manière de refermer 2022 ou d’ouvrir 2023.
02. Kiss Me, Can’t Sleep / Facta, K-Lone
03. Bicycle / ABENTIS
04. Two Nights in Peter’s Bog / Hussko
05. Rockpool Pool Party / Iglew
06. κρήνη της νύμφης / Salamanda
07. Separation Anxiety / Nick Leon
08. Whirpool Vanish / Henzo
09. Girl Food / Clemency
10. Fairy Liquor / Yushh, Facta