Al’Tarba / Lullabies For Insomniacs
[Banzaï Lab]

Al'Tarba - Lullabies For InsomniacsOn n’ira pas par quatre chemins pour convaincre les sceptiques qui (on en connaît) s’interdisent d’emblée d’écouter (et a fortiori d’acheter) les disques d’un type qui s’appelle Al’Tarba : cet album est l’un des disques de hip hop français les plus importants de ces cinq ou dix dernières années. Et cela vaut bien un pseudo qui interpelle la souveraineté nationale en période d’état d’urgence. Al’Tarba est peut-être un bâtard mais sans conteste, plus un atout pour le pays qu’une menace ! Il arrivera bien un jour où sa musique à l’export fera autant de pognon que, disons, les ventes d’armes en Afrique de l’Ouest, et où on verra le gars d’un autre œil. La seule bonne raison qu’on aurait de le jeter au cachot aujourd’hui serait qu’il y retrouve ses machines et puisse produire ce type de disques à la chaîne, sans être distrait par quoi que ce soit.

Sorti initialement en 2011, le troisième album du Toulousain Al’Tarba, membre intègre et MC chez les non moins pertinents Droogz Brigade (dont on reparlera très prochainement), avait déjà fait l’objet d’une réédition augmentée et épuisée en 2013 (le disque restait disponible en téléchargement), ce qui explique probablement cette nouvelle initiative. Et c’est évidemment un joli coup pour le label, en même temps qu’un cadeau splendide que de revenir avec un Lullabies augmenté dans de telles dimensions. Présenté en deux LPs ou CDs, et plus de quarante pièces, Lullabies for Insomniacs  est l’album qui a définitivement (on l’espère) installé Al’Tarba au firmament du beatmaking « à la française ». On écrit à la française en sachant que le travail du jeune homme est aussi français que, disons,… la musique de Justice ou de je ne sais quel autre de nos chevaux de trait qui font la course à l’internationale. La vraie vie d’Al’Tarba, lorsqu’il est seul aux manettes, est new-yorkaise et on soupçonne le gaillard d’être l’Imam Caché du Wu Tang Clan, le rejeton oublié qui viendra célébrer la chute de la Maison Mère, et prendre la place du RZA quand il aura cassé sa pipe. Venu du punk comme à peu près tous les types qui valent une cacahuète (nos hommages à Jean-Yves Prieur aka Kid Loco en passant), Al Tarba avait un grand-père digger selon la légende, c’est-à-dire aujourd’hui un vieux monsieur qui collectionnait les disques comme un fou. Formé à la basse, il est tombé assez tôt dans le rap et le hip-hop, embrassant une carrière de MC, arrangeur, et rappeur à la petite semaine, dans un genre qu’on a qualifié, par facilité, de abstract (ou intelligent) hip-hop.

Peu importe les étiquettes à vrai dire, ce qui frappe en ré-écoutant pour la millième fois Lullabies For Insomniacs c’est à la fois la virtuosité de l’assembleur sonore et la profondeur quasi infinie de ses influences musicales. Al’Tarba est le frère d’armes du Fuzati du Klub des Loosers, un type capable de passer du hip-hop crade et brutal de la Brigade et de quelques autres à des morceaux de jazz des années 30 ou de danse caribéenne. Prenez, au hasard, l’enchaînement somptueux des plages 4 et 5 du disque 1 et vous vous ferez une bonne idée de ce qu’on peut appeler le génie des beats. Il faut un diplôme en musicologie appliquée pour associer, mêler, enchaîner le magnifique instant de lévitation nostalgique de Honey Licker et le ravageur Walk With The Beast, chanté rappé par Qualm. Quand Al’Tarba décide de sortir de la séquence par un morceau de variétés années 20 et un extrait de dessin animé… symphonique, on croit d’abord à un mirage avant de se pincer et de réaliser qu’on vient d’assister à un prodige du beatmaking. Lullabies for Insomniacs est à cet égard un exercice de style de haut vol. Il faut une audace et une confiance en soi tout à fait exceptionnelles pour garder sa crédibilité et fondre en un tout d’une cohérence granitique insensée des morceaux qui viennent d’horizons, d’époques et de genres si différents. Al’Tarba est non seulement une encyclopédie musicale vivante mais surtout un type animé par une soif de faire s’entrechoquer les disques inextinguible. C’est ce goût du mélange, du clash, du grand écart entre un morceau musette et un refrain trash, un patrimoine oublié des jeunes générations, et des sonorités ultramodernes qui fait de ce disque quelque chose d’à la fois inédit et bouleversant. L’une des caractéristiques du son d’Al’Tarba, partagée avec le RZA au demeurant, est d’élever par sa mise en scène sonore les morceaux à des niveaux de solennité épique qui font mouche. Il y a de la légèreté et on parle parfois sur l’eau mais on a aussi l’impression, lorsque quelqu’un vient nous dire quelque chose, que les mots pèsent une tonne et sont prononcés dans un théâtre shakespearien ou une séquence emphatique du Seigneur des Anneaux. Al’Tarba installe ses rappeurs sur un piédestal et fait en sorte qu’on n’écoute qu’eux, tout en sachant que c’est lui qui tire TOUTES les ficelles. C’est bien le comble du beatmaker.

Sexy Coccinelle nous plonge dans l’univers d’un club de jazz hollywoodien. Betty Boop remue du popotin avant que les Art-Cons ne débarquent (Purple Heart Attack) et lui passent sur le corps. Lullabies est un album de contrastes ravageurs, un disque où on passe avec vigueur et bonheur par toute une gamme d’émotions : on rit, on rêve, on voyage malgré nous, on frissonne aussi quand on rentre au bercail. En plage 13, la Droogz Brigade pose un rap anti-Sarkozyste incandescent (nous sommes en 2010, rappelons-le) qui nous ramène brutalement à la dure réalité. Le piano d’avant-garde et lugubre qui rythme le morceau lui donne une solennité tout à fait particulière. La fonction des featurings est d’ailleurs ici assez souvent d’apporter du punch aux beats et de zébrer l’album d’éclairs de rage extralucide. On soulignera ainsi la classe de Face of The Sun (avec Planet X) qui est probablement l’un des meilleurs morceaux de hip-hop écrit depuis 5 ans. Le rap est bouillant et le beat cuivré lui donne une portée déclamatoire semblable aux hérauts et crieurs de place publique.
On ne s’attardera pas trop longuement sur les bonus du disque 2 (Midnight Seance Bonus tracks) mais on pourra aisément leur appliquer les mêmes compliments. La séquence qui ouvre le disque, Make It Happen, est un exemple de sampling à étudier en classe. Le disque 2 est peut-être plus sombre et rentre dedans que le disque 1. Al’Tarba durcit le jeu avec Do It version équipe, un rap incisif mais un peu inégal poussé notamment par Swift Guad et Staff L’Instable, ou l’anti-flics Fil de Paradis (chanté par la Brigade, encore une fois). Pour le reste, on retrouve sur ce disque compagnon, des plages belles et fantomatiques comme l’hypnotique Grey Town (une merveille), un hit pop qui fait pleurer (le romantique et déchirant Better Without Me), des featurings précieux et plus ou moins prestigieux (This Ain’t A track, avec Unusual Suspects) et du hip hop classique « à l’américaine ». Le disque 2, en tant que disque d’assemblage, est moins percutant que l’autre mais tout aussi stimulant et varié. Il devient au fil des écoutes aussi intéressant et indispensable que le premier. On savoure, dans cette multiplicité des voies ouvertes par le MC, l’immense amour de la musique et le plaisir d’offrir qui soutiennent la démarche d’Al Tarba. Comme les gamins de Mr Softy, on attend que le professeur déroule les offres de divertissement, avant de vraiment démarrer la journée. Nooonnn. Nooon. Font-ils en chœur, avant de retenir ce qui leur plaît le plus. A ce niveau d’excellence, le hip hop est une proposition ludique qui ne se refuse pas et qui nous ramène dix ou vingt ans en arrière.

Lullabies For Insomniacs fonctionne comme une confiserie qui aurait refait les stocks le matin-même. On y trouve de tout et on n’a qu’à se servir pendant que les parents ne regardent pas. Le vendeur est étendu sur le sol, bouffé par un alien ou victime d’un arrêt cardiaque. On lui passe sur le corps pour tirer les bonbecs et grimper sur le bac à glaces. Al’Tarba est plus qu’un vrai bâtard, le plus grand contrebandier français en activité.

Tracklist
CD1
01. Western Drugs Sunrise
02. Pain Killers
03. I Hear You
04. Honey Licker
05. Walk With The Beast
06. Mushroom Burger
07. Sexy Coccinelle
08. Sun Showerz
09. Listening Problem feat. Q-Unique
10. The Malignant
11. Sacrifice
12. Do It, Pt.1 (Disturb Remix)
13. Drop This feat. Droogz Brigade, Lord Lhus
14. Evil Inside
15. Bedsong for addicts
16. Purple Heart Attack feat. The Art-Cons
17. Silent Smoke
18. The Magical
19. Yellow Moon
20. Face Of The Sun feat. Planet X
21. Lullabies For Insomniacs

CD2
01. Make It Happen (Midnight Seance Bonus)
02. Petite Maline
03. No Return
04. Mr Softy
05. Off The Meds feat. EQ
06. Flowers
07. Summer Tales
08. Toys & Dolls
09. Katie’s Words
10. Rattlesnake Whispers feat. Nif
11. Do It, Pt.2 (Disturb Remix)
12. Do It feat. Swift Guad, Staff L’instable & Inch (Version Equipe)
13. Canyon Eyes
14. Grey Town
15. Fils de Paradis feat. Droogz Brigade
16. This Is Ain’t A Track
17. Leaders In The Game feat. Tunnel Movement
18. Angel Dust feat. Psych Ward
19. La Tête Dans La Baignoire feat. Swift Guad et Nekfeu

Écouter Al'Tarba - Lullabies For Insomniacs

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