Les musiques électroniques semblent depuis quelques années être un peu sorties de l’actualité. Alors qu’elles arrivaient il y a deux ou trois ans encore à faire événement, elles sont aujourd’hui cantonnées à une sorte de clandestinité (retrouvée) qui ne leur va pas si mal, à défaut d’en assurer la publicité. Comme dans d’autres genres auparavant, se développe ainsi un esprit de chapelle où chacun suit et approfondit sa voie dans une relative discrétion. Dans ce paysage rénové, la maison de disques japonaise Schole accomplit un travail formidable en développant une ligne sophistiquée, plutôt élitiste et qui va chercher des passerelles sonores vers la musique classique, la musique concrète et dans une moindre mesure le jazz. Schole nous a donné cette année plusieurs albums merveilleux dont les productions d’Akira Kosemura, bien sûr, mais aussi le très beau Walden de Jochen Tiberius Koch et le Magic Spooky Ears de K-Conjog.
L’Italien a sorti son premier LP en 2005. C’était alors une collection de sons et de collages qui le situait très clairement du côté des musiques expérimentales. Avec le temps, il a façonné une musique plus accessible et variée en accordant une plus grande place aux mélodies, aux beats et en s’attachant à développer une expression légère de la mélancolie. L’album Set Your Spirit Freak ! en 2012 était un premier pas en direction d’une musique plus grand public. Après deux autres EP en 2014 et 2015, à mi-chemin entre l’ambient et l’electro, K-Conjog trouve un point d’aboutissement dans sa démarche d’ouverture et de vulgarisation en livrant avec Magic Spooky Ears, un album résolument ouvert sur le monde, la pop et même la dance.
Le disque est sophistiqué et séduisant. Il démarre avec deux morceaux qu’on rattachera, par défaut, au genre IDM (intelligent dance music) mais qui sont déjà parcourus par une agitation et une envie de remuer stimulantes. What Begin Began s’appuie sur une rythmique d’arrière-plan solide pour développer une montée somptueuse et tout à fait fascinante sur ses deux dernières minutes. Kingpink, sur un schéma similaire, recourt à un rythme primitif pour suggérer progressivement une mise en mouvement soutenue par un synthé évoluant en quasi sourdine. K-Conjog franchit le cap de la pop avec un Same Old Grace en apesanteur où le chant vient en contrepoint d’un piano qui focalise toute l’attention et accomplit finalement le plus gros du travail. Le titre est habile mais nous convainc finalement que K-Conjog n’a pas besoin de mots et de voix pour parvenir à ses fins, ce que nous confirmera par la suite un Monotone dont on se serait bien passé. Le single Millenial Otters qu’on avait signalé à sa sortie se suffit à lui-même, ce que vient confirmer à la suite notre morceau préféré ici : Love Walks On Unexpected Ways. Ce titre est la quintessence du son Schole et ce qu’on peut trouver de mieux ici : du piano, une dimension orchestrale discrète, mise au service d’une musique délicieusement répétitive et délicate. K-Conjog concentre sur ce titre tout son savoir-faire, convoquant quelques accords de guitare, tandis que butine un piano joué à trois doigts qui suggère la progression du sentiment amoureux. On ne prendra pas les morceaux un par un par la suite mais il y a ici beaucoup à dire et à entendre. Old Enough To Look Young ressemble à une BO de Carpenter et suggère un univers de science avancée où l’on repousse l’âge et ses cicatrices. K-Conjog joue avec les musiques de films italiennes à la Fulci pour notre plus grand bonheur. Cheeks enchante et pétille de joie de vivre avant que Falcon, ample mouvement de cinq minutes, ne conclut l’affaire avec beaucoup de panache et de tristesse.
Magic Spooky Ears est un disque qui porte bien son nom. C’est effectivement un émerveillement et une source de plutôt bonnes surprises pour l’oreille, un album dissident et audacieux dans son genre qui loin de se contenter d’évoluer dans un petit périmètre tente d’élargir nos horizons tout en respectant ses propres codes. Si l’on émet une petite réserve sur l’équilibre des quelques morceaux chantés, le reste (c’est-à-dire tout de même 8 titres sur les 10) est d’une subtilité réconfortante et d’une agilité remarquable. Magic Spooky Ears est un disque qui procure un sentiment profond d’apaisement mais qui renvoie aussi à ces moments magiques où le cerveau au repos et en éveil pétille de nouvelles idées et cherche à établir de nouvelles connexions.