Tout commence par les craquements d’un vieux disque qui pourrait être Feral Pop Frenzy, premier et jusque-là unique album d’Even As We Speak sorti il n’y a pas moins de 27 ans sur le mythique label anglais Sarah Records. Ces craquements qui nous rappellent que le temps passe et qu’il n’est plus à perdre quitte à laisser les regrets de côté. Regrets de ne pas avoir percé dans un autre siècle entre autres, les australiens ayant à l’époque Sarah quitté Sydney pour la vieille Angleterre, s’installant à Brighton, entre leur label à Bristol et l’épicentre londonien où un certain John Peel les avait pris sous son aile. Mais le parrainage du plus célèbre des DJ indés ne fut pas suffisant face à l’ignorance polie de la presse musicale anglaise, celle qui, NME et Melody Maker en tête, faisait et défaisait des carrières entières et la petite troupe finit par rejoindre son hémisphère sud pour sombrer dans un oubli à peine troublé par un obscur split single en 2000 et quelques collaborations éparses et peu productives (The Singing Bush par exemple). La trentaine approchant, il était temps de rentrer au bercail, reprendre les vrais boulots et mettre un terme à cette parenthèse enchantée qui avait vu Even As We Speak devenir en 3 ans un groupe vraiment à part, l’un des plus attachants et originaux de chez Sarah, auteur, notamment, de la plus belle reprise de Bizarre Love Triangle existant à ce jour.
On aurait pu en rester là mais c’était sans compter sur la vague nostalgique des années 2010, celle des bons souvenirs sur papier photo, des rééditions vinyles, des festivals en tout genre ressuscitant tout un tas de vieilles micro-gloires et des retrouvailles entre amis de 25 ans. Une invitation au Popfest new yorkais, plusieurs honnêtes propositions de l’ami de toujours, Stewart Anderson d’Emotional Response (sortie de Yellow Food, compilation de leurs Peel Sessions, réédition de Feral Pop Frenzy, tournée Sarah en Angleterre) : il n’en fallait pas plus pour voir le sextet devenu quintet reprendre goût à cette vie de superstars internationales (pop) et à l’écriture. Un premier EP, The Black Forest, sorti en 2017 toujours sur Emotional Response puis deux nouveaux inédits enregistrés pour la tournée anglaise de 2018 servaient de galop d’essai. Oui, les compositions de Matt Love bien qu’encore un peu rouillées tenaient largement la route. Oui, de toute évidence les retrouvailles des quinquagénaires fonctionnaient parfaitement et tout était réuni pour qu’Even As We Speak, débarrassé de toute pression de carrière, puisse l’esprit libéré redevenir le groupe si excitant qu’il était en 1993.
Libre et léger, malicieux, porté par l’envie de s’amuser, de passer et de partager de bons moments mais surtout de ne plus laisser les rêves s’envoler. Libre de s’afficher en pochette du disque en tenue futuro-cheap, casques de VR sur les yeux comme pour mieux affirmer que tout Even As We Speak quinqua qu’ils sont, cet Adelphi qui sort cet été conjointement chez les américains de Shelflife et les espagnols de Discos de Kirlian est résolument un disque de 2020 et que la nostalgie qui a rendu tout ceci possible n’est plus qu’un lointain souvenir. Mais être léger n’empêche pas d’être réaliste et lucide et les textes d’Adelphi reflètent les inquiétudes mais aussi les aspirations d’hommes et de femmes indéniablement plus près de la fin que du début, mais résolument décidés à ne pas, ou plus, gâcher le temps qui reste.
Pourtant, si les constats et aspirations ont forcément changé, fondamentalement et malgré les 27 années qui les séparent, Adelphi s’inscrit bien dans la lignée de son ainé Feral Pop Frenzy. Sans réél temps faible, l’album explore tout en gardant une vraie homogénéité grâce en particulier à la voix de Mary Wyer, omniprésente, de multiples facettes de la pop, passant d’atmosphères relevées et entrainantes (Stronger), à des choses plus intimistes sur Leaves où la voix s’accompagne d’un seul accordéon ou la ballade mid-tempo countrysante Child. Comme avant, mais mieux, Even As We Speak booste parfois ses rythmiques pour conférer à certaines de ses chansons des atmosphères faussement électroniques qui leur donnent un relief incroyable (Forgiving, Signs) mais sur cet album, c’est surtout en composant les plus beaux écrins pour ses textes les plus personnels que Matt Love entraine le groupe vers des sommets. C’est l’introspectif Someone en ouverture et son magnifique texte sur les traces que l’on laisse, le contemplatif Unknown qui place les australiens sur une orbite jamais atteinte jusque là ou encore le très beau Blind, dialogue d’une justesse cruelle entre la voix désabusée de Matt Love et celle angélique comme jamais de Mary Wyer sur les affres de la vie de couple qui s’étiole à force d’incompréhensions et de malentendus.
Adelphi est bien plus qu’un album de reformation. Il est le premier album du reste de la vie d’Even As We Speak. Une vie où les rêves de jeunesse se sont peut-être évaporés depuis bien longtemps mais ont fait place aux rêves adultes, ceux qu’avec peut-être un peu moins de fougue mais aussi plus d’envie et de lucidité, on se doit de tout faire pour les atteindre. C’est le disque forcément mature d’un groupe qui, loin d’avoir perdu de ce qui faisait au début des années 1990 toute sa singularité, s’est littéralement redécouvert pour offrir ce qui restera à coup sûr l’une des plus belles réussites pop de cette année.