Ça ne s’arrange pas du côté de Bleu Russe. Son nouvel EP, composé et enregistré durant l’été, est si génialement dingo et déchiré qu’il lui interdira d’intégrer le mainstream durant les dix ou douze prochains siècles. A l’échelle du Grenoblois, c’est un pas de géant en avant ou en arrière, selon d’où on considère la chose, mais qui, en seulement douze minutes et quatre morceaux, propulsera votre rentrée dans un état d’exaltation, d’excitation et de jubilation totales. Il reste de la sauce ? (c’est le nom du truc), un bon nom qui tâche et dégouline de gras (double) façon sauce algérienne ou andalouse, un truc à fourrer dans un kebab ou à écrabouiller direct dans un tacos mais qui a la grâce avec lui.
Sur une rythmique d’horrorcore trash et tranchante, Litavicki entame l’affaire sur La semi conviction avec le couteau et l’humour noir entre les dents. On se marre sur quelques punchlines tonitruantes et on a carrément la banane quand le chanteur se moque des progrès qu’on lui prête ou, indirectement, des analyses savantes qui décortiquent ce qu’il raconte. « Va t’acheter un disque de Grand Corps Malade et remplace celui qui bousille ma hernie avec. J’ai beaucoup mûri tu vas voir. Il est très super moi…. Je suis une pourriture de merde. J’ai la tête haute. La tête hot dog. Hot saucisse. » Les deux premières minutes sont virtuoses, pétillantes, incroyablement savoureuses autour d’une énumération surréaliste qui sonne comme une affirmation d’indépendance. La musique est traversée de cris, de points de tensions, de ricanements, de zébrures électriques qui font trembler les murs et la raison qui va avec. Bleu Russe est en liberté et ne fait pas de quartier.
Sur Tel tel un un brave brave chien, la musique hoquète une sorte d’autobiographie faussement canine. Le chanteur bégaie et raconte sa vie en tant que plongeur dans une collectivité, dressant un parallèle entre sa position socialement instable et peu enviable et celle d’un vulgaire clébard. Quelques fulgurances illuminent le titre. Exemple : « Je suis grand maintenant, j’élève mes propres lézards, comme si c’était mes plantes vertes. Je leur donne le cachet. Je mets à gauche pour pouvoir leur offrir le permis de conduire quand ils seront majeurs. » C’est immense parce que cela ne mène nulle part. On pense aux associations presque plus explicites d’un Non Stop/ Fredo Roman qu’on retrouvera d’ici quelques semaines, mais prononcées d’une manière plus légère et joueuse. Car cette musique repose avant tout sur la joie de s’inventer devant nos oreilles en direct. Elle tape fort, se met en scène, se commente post-moderne (« les gonzesses vont faire le pied de grue devant sa porte« ) pour être certaine qu’on ne la prenne jamais au sérieux.
Le rap plus classique de Gongolama Soké est produit comme à l’américaine, façon gangsta bas du front. Le posse frétille à l’arrière-plan tandis que Bleu Russe déroule un flow souple comme une liane qui serpente brillamment pour causer solitude, bon et mal, en lien (sans doute) avec le titre qui fait référence probablement au dieu bizarre, ni bon ni mauvais mais dionysiaque (libertin et sage) de l’Etrange Destin de Wangrin, génial roman du Malien Hampaté Bâ. Dans le bouquin le héros picaresque terminera en une sorte de Robin des Bois ou de justicier milliardaire, parti de rien, et transformé par la force cocasse de sa foi en cette divinité foutraque. On peut écouter ça sans y comprendre grand chose. Ce sera tout aussi bon et efficace que de remonter la piste africaine. Mais le morceau et le livre sont aussi bons l’un que l’autre. Le retournement de l’ordre établi est au coeur de ce EP comme au coeur de tout le travail du bonhomme.
Ça se termine sur Molto Merde. On ne va pas faire le boulot à votre place. C’est bon, excellent même, et ça s’écoute sans trop réfléchir pour le plaisir de la tabasse et des mots qui s’entrechoquent. « La frousse aux français. Fichu S. Je pisse de la neige dans leur chaudière. C’est pas qu’il y a pas de saison, c’est qu’il y en a un million. Grâce à Dieu, moi. Il est athée, moi. » Pas la peine de reboucher le tube avant de le jeter. La musique de dingo a du bon. Elle donne l’impression qu’on est pas tout seul à perdre la boule et à ne plus rien y comprendre. Ce type est notre bouclier, notre (grand) frère (Pascal) et le gars qui nous donne envie de sécher les cours/le boulot.
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