L’exercice est de plus en plus fréquent et codifié (on reviendra peut-être prochainement sur celui consacré à Orelsan qui relève du même moule) : les documentaires biographiques « filmés de l’intérieur » constituent un produit d’appel, populaire et culturel, pour les grands réseaux de télé en ligne tels que Netflix ou Amazon. Celui consacré à la chanteuse Belge Angèle, diffusé à quelques encâblures de la sortie de son deuxième album, Nonante Cinq (sa date de naissance), est un excellent exemple formel de « ce qui se fait maintenant », même si ce n’est pas sur sa linéarité et ses figures imposées (photos et vidéos d’enfance, interview de la mamie, scènes de vie familiales reconstituées, images d’archives, portraits sur le lit) qu’on s’appesantira.
Si Angèle présente de l’intérêt, c’est avant tout pour ce qu’il montre et représente, à savoir une chanteuse devenue star en quelques semaines et qui incarne à elle seule le rêve, les aspirations et la « conscience » (au sens d’intelligence) de la jeunesse moderne. Ce qui frappe d’abord dans ces images, c’est l’extrême beauté du sujet, sa blondeur, la qualité de son grain de peau, sa chevelure, son expression, son harmonie générale. Angèle irradie ici et présente au repos (les interviews intimistes sont d’une beauté quasi insoutenable) toutes les caractéristiques de la jeunesse radieuse : la fraîcheur, le souci qu’elle modèle dans des moues à tomber, la mise en avant de valeurs saines qu’il s’agisse de son attachement aux valeurs familiales, à son frère, quelques idées écolo ou féministes.
Elle apparaît comme l’incarnation suprême d’une girl next door à la fois ultraréaliste (elle existe sans doute pour de vrai) mais aussi fantasmée car en version « parfaite », sans retouche, nature et en même temps supérieure à ce qu’elle aurait été si elle avait été entièrement fabriquée par l’industrie du spectacle. Son émergence n’est pas plus un hasard que l’attachement qu’on porte aujourd’hui à la Joconde de Léonard de Vinci ou à la Vénus de Botticelli. Angèle est un rêve de fille, de garçon, de petite fille, de chanteuse. Son authenticité est manifeste, sa sincérité aussi. Enfant de la balle (ses parents sont des « stars en Belgique »), elle développe un goût pour la musique, le piano, consigne avec ferveur ses émotions et ses intentions dans de petits journaux intimes, ce qui, en soi, constitue une vraie curiosité. Elle est aussi gentille, pondérée, vaguement capricieuse et déterminée, courageuse (le récit des premières parties qu’elle assure pour Damso est le meilleur moment du film). Son émergence presque « par hasard » via les réseaux sociaux est présentée comme une chance et un événement personnel activé par une sorte de magie de conte de fées, au point qu’on est pas loin de croire à cette histoire…. puisqu’elle est vraie.
Il y a sur cette heure et demie que dure le documentaire le sentiment grisant, érotique, esthétiquement totalement satisfaisant d’être confronté à une personne d’exception, exorbitante de l’entendement esthétique commun (sa beauté est surnaturelle, ni voluptueuse, un peu plate, encore enfantine, naïve presque, mais dans un irrésistible « au-delà de la sexualité » assez rare et fulgurant) mais aussi représentative de cette proximité amicale et intime qu’entretiennent aujourd’hui les stars avec leur public. Regarder Angèle ressemble à une version augmentée et infiniment plus riche et puissante de ce que nous procurait jadis l’adhésion à un fan-club : une proximité sans contenu, l’impression de partager l’espace d’un soir la même bulle de savon.
L’autre élément qui ressort de ce documentaire qu’on peut donc voir comme on irait au musée pour le plaisir purement esthétique qu’il procure est bien entendu l’absence de « profondeur » qui en découle. La parole d’Angèle, centrale, câline, noble, est aussi complètement inoffensive et dénuée de sens autre que celui d’incarner à la perfection la « jeunesse » et « l’air du temps ». Le documentaire ne s’y trompe pas puisqu’il ne cause jamais de ce qu’il y a « à dire ». Le discours d’Angèle se confond strictement avec son apparence et son énonciation simple et bien intentionnée : partout attendu, jamais défendu ou offensant, mais progressiste et généreux. Angèle est la modernité… moderne, innovante par ses liens émouvants aux « idées du temps », tout le temps dans le coup, mais aussi superficielle et non agressive qu’on peut l’imaginer. Et pourtant le documentaire n’est pas avare de séquences qui confèrent à la chanteuse une identité : évocation du pseudo scandale sexuel Roméo Elvis (son frère donc), séquence intéressante sur son « coming out volé » et on en passe.
Les enjeux de société, pour la jeunesse d’aujourd’hui, ne sont QUE des répliques d’enjeux intimes et ne sont envisagés que comme des incidents qui affectent la vie des individus, jamais comme des manifestations d’un ordre social ou de rapports de force qu’il faudrait chambouler ou renverser après les avoir analysés. Cette absence d’extension du domaine de la lutte n’a aucun impact sur la force de bouleversement et la puissance d’incarnation que représente Angèle, c’est même l’une des caractéristiques de sa génération. Le rapport politique se vit à travers une sorte de vide des idées et est propulsé par le prisme de l’individu-roi et de la seule émotion. On ne veut pas compliquer pour compliquer mais Angèle aide à voir ce qui se passe et comment cela se passe « sans rien en dire ». C’est un témoignage vivifiant sur la jeunesse et ses modes d’action. La chanteuse a 25 ans pendant le tournage qui semble assez ramassé dans le temps. Elle y apparaît à la fois pleine de sagesse, de bienveillance mais aussi avec une manière de voir le monde qui est celle d’une jeune fille de quinze ou seize ans guère plus. Est-ce l’effet de la célébrité ? Est-ce le résultat de la fréquentation des réseaux sociaux ? Est-ce un biais marketing qui vise à la rapprocher de son public supposé ? On est surpris par l’absence totale de « complexité » qui découle de ce portrait. Tout n’est pas rose (il y a les méchants haters, les oppresseurs, les agresseurs sexuels, les anti-modernes, le trouble rose aux joues de la vie qui change) mais on n’y comprend rien. Cet aspect un peu creux ou du moins très Lolita du personnage ne fait de toute façon que renforcer l’attachement provoqué par l’harmonie du sujet (voir plus haut).
Angèle est un chouette film mais un film qui rend bête et un peu amoureux aussi. Gars, fille, jeune ou vieux, vous n’y couperez pas. Au final, ce n’est pas Angèle qui vous agacera mais bien vous-même, vos illusions et votre capacité à croire à tout ce que vous voyez. Il ne faut surtout pas se demander pourquoi on aimerait bien Angèle. L’écoute de Nonante Cinq est presque à proscrire à cet égard et pourrait vous éloigner de la pureté absolue du crush provoqué par le film. Il ne faut pas regarder les mirages de trop près.