Morceau du Mois : la Guerre Sainte de René Daumal sublimée par les Chevals Hongrois et Bleu Russe

Bleu Russe - Chevals Hongrois - La guerre sainteLa plage dure 13 minutes et 9 secondes. Elle s’écoute et se télécharge gratuitement sur Bandcamp ⤵︎ sur le site du label Moulbert Records ou sur YouTube. Il s’agit d’un morceau unique, sublime, interprété en duo par Bleu Russe et les Chevals Hongrois et qui consiste en la lecture du texte écrit par l’écrivain René Daumal en 1940 (oui, 1940) intitulé la Guerre Sainte. Habillée par les deux groupes sous forme d’un long rap, spoken word, ardent et jamais en repos, le texte de Daumal brille, ainsi mis en bouche, de mille feux.

Ce texte est écrit en 1940 alors que Daumal, maître du dérèglement des sens poétiques, disciple de Rimbaud et proche des pataphysiciens à la Jarry, est marié à une femme juive et qu’il vit, souffreteux, dans des conditions matérielles misérables. Il mourra de la tuberculose qu’il traîne à ce moment là, en mai 1944, à Paris. L’œuvre de Daumal est assez mal connue mais est d’une audace, d’une modernité insensées. Il faut lire son ouvrage inachevé, Le Mont Analogue, lire le recueil de poésies qui lui est consacré dans la NRF et aussi écouter et lire et relire ses lettres et surtout cette Guerre Sainte, à la puissance et au flow vertigineux. La mise en sons proposée par les Chevals Hongrois et Bleu Russe est remarquable, martiale, sèche, répétitive, appliquée à faire résonner les mots, à les faire claquer comme des fouets, à les animer de colère, d’espoir ou de trouble. La Guerre Sainte, par les temps qui courent, renvoie à la fois aux tourments intérieurs, au positionnement moral de l’homme face au monde, face à son échelle de valeurs, mais aussi à sa confrontation aux événements du monde. Quelle est cette Guerre Sainte ? Est-elle guerre contre soi ou guerre avec soi ? On peut lire ce texte de mille manières et à chaque fois le trouver d’une force, d’un impact, d’une intelligence redoutables. La poésie est suffisamment élégante pour n’être pas immédiatement intelligible : elle interroge, elle fait vaciller la pensée, elle agit comme une menace et une main tendue.

On a reproduit deux extraits par pur plaisir de l’oreille. Ce poème est une œuvre majeure, (sur)humaine, désemparée, combative et abattue, c’est un texte qui prend l’eau et sert de bouclier à Daumal.

« Et moi qui n’ai pas d’autre arme, dans le monde de César, que la parole, moi qui n’ai d’autre monnaie, dans le monde de César, que des mots, parlerai-je?
Je parlerai pour m’appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j’ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions, jusqu’au jour où une paix cuirassée de tonnerre régnera dans la chambre de l’éternel vainqueur.
Et parce que j’ai employé le mot de guerre, et que ce mot de guerre n’est plus aujourd’hui qu’un simple bruit que les gens instruits font avec leurs bouches, parce que c’est maintenant un mot sérieux et lourd de sens, on saura que je parle sérieusement et que ce ne sont pas de vains bruits que je fais avec ma bouche.

Voyez la jolie paix qu’on me propose.  Fermer les yeux pour ne pas voir le crime. S’agiter du matin au soir pour ne pas voir la mort toujours béante. Se croire victorieux avant d’avoir lutté. Paix de mensonge ! S’accommoder de ses lâchetés, puisque tout le monde s’en accommode. Paix de vaincus ! Un peu de crasse, un peu d’ivrognerie, un peu de blasphème, sous des mots d’esprit, un peu de mascarade, dont on fait vertu, un peu de paresse et de rêverie, et même beaucoup si l’on est artiste, un peu de tout cela avec, autour, toute une bou­tique de  confiserie  de  belles  paroles,  voilà  la paix qu’on nous propose. Paix de vendus ! Et pour sauvegarder cette paix honteuse, on ferait tout, on ferait la guerre à son semblable. Car il existe une vieille et sûre recette pour conserver toujours la paix en soi : c’est d’accuser toujours les autres. Paix de trahison !

Vous savez  maintenant  que  je veux parler  de  la guerre sainte. »

La Guerre Sainte n’aura pas lieu. Elle résonne au fond de chacun d’entre nous.

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