En prolongement de l’article de Benjamin Berton du 14 mai 2024 consacré au dernier clip (IA) du morceau I Feel Good d’Agoria, je me fends d’une petite analyse personnelle de cet objet insolite fort troublant. Ce qui me fascine consiste en ce que, bien que l’atmosphère générale du clip soit clairement onirique, des pans d’un certain réalisme (au sens le plus littéral du terme) sont comme encapsulés et intégrés à la magie du tout, de manière subtile et homogène (par certains plans fixes réitérés et par un travail sur la durée et la dynamique des images).
On pourrait, dans une première approche, s’inquiéter d’une construction mettant en œuvre techniquement et concrètement dans l’activité artistique et expressive de l’humain, l’idéologie quasi nihiliste et finalement mortifère du trans-humanisme. Mais, et c’est là que cela révèle tout son caractère déstabilisant et troublant, la virtualité n’est pas traitée sous une forme pure mais de manière hybride : l’imaginaire anthropologique devient tout autant ce qui nous ouvre l’ensemble des possibles, que ce qui nous ramène à notre réalité profonde déterminée et limitée. Nous sommes construits à la fois et de manière ambiguë par l’humus, l’argile et par le fantasme.
La boutique un peu étrange (et étonnamment assignée à une culture asiatique renvoyant peut-être à la réminiscence des années orientalistes du 19ème siècle) est celle de nos projections infantiles dans l’univers du jouet, dans la poupée de porcelaine, rappelant par définition la fragilité mais aussi la froideur des sentiments, qui nous rattache à notre caractère d’artefact humain. Ce dernier est ici traité de manière quelque peu cauchemardesque, de par l’alignement de répliquants de porcelaine, morcelés à l’identique ; mais sont-ce vraiment les mêmes et la singularité radicale est-elle définitivement perdue ?
En tous cas, nous restons dans le doute quant à notre nature divisée entre être naturel et biologique (soumis donc aux lois naturelles) et notre être conventionnel et fabriqué. Le doute, tout sartrien, en vient à porter sur le fait même de la possibilité d’une essence humaine et l’affirmation d’une définition de l’humain en terme d’équivocité irréductible pour parler comme le philosophe Merleau-Ponty. Alors que le texte est l’expression répétée en boucle, d’une certaine félicité (« I Feel Good »), il semblerait que ce « comblement » soit atteint ici par la reconnaissance d’une matrice lointaine (et peut-être purement fantasmée) qui nous relierait tous : autant nous serions toujours en quelque sorte des êtres préhistoriques (avec ces têtes de vieux Lézards, ces références aux poulpes et autres batraciens) issus des temps les plus lointains et immémoriaux, autant pouvons-nous y trouver les mobiles d’un dépassement (peut-être hasardeux et non dénué de risques majeurs d’extinction) vers une humanité se cherchant elle-même au-delà d’elle même ! «
L’identité » de l’humain est symbolisée par ce plan arrière fixe et répétitif d’un être étrange dissimulé derrière une capuche, contemplant nos cités gigantesques technicisées à outrance, aussi fascinantes qu’effrayantes, dans l’accélération incontrôlée de nos affairements, de nos échanges et de nos commerces mondialisés. Mystérieux être sans signes assignables, sans signification probante dont on finit par apercevoir le visage, celui de l’homme contemporain au regard fixe et neutre, figé devant la boutique des souvenirs, des désirs enfouis, des projets volontaires.
L’homme finit par faire le pas très doucement à mi-chemin du mécanisme et de la marche naturelle et laborieuse, et on l’imagine s’avancer prudemment vers l’objet de son désir, remarquablement érotisé par cette poupée androgyne aux cheveux bleus symboliques. Cette dernière s’évanouit alors dans un halo de fumée, sorte de totem séparant le monde sensible de celui des esprits.
L’homme à la capuche continue alors sa quête en finissant par contempler les ouvrages de l’homme issus de nos traditions artisanales, artistiques et architecturales plus anciennes comme en contrepoids de la modernité triomphante, pendant que la voix de Madi Anne Davis répète en boucles vocodées, comme émanant du fond de l’univers, qu’elle se sent simplement bien et comme à sa « place ».