J’entends déjà les formules toutes faîtes au sujet du nouvel album du groupe new-yorkais DIIV (prononcer « Dive ») : « C’est du déjà entendu, ça sonne à l’ancienne, ça ne va plaire qu’aux vieux quadras ou quinquas en mal de réminiscences de ce qui les a fait vibrer durant leur adolescence ou leur vie de jeunes adultes en phase transitoire difficile ! ». Et figurez-vous que ça n’a pas loupé et que j’ai effectivement eu le droit à ce type de remarques de la part de mon entourage, pourtant plutôt aguerri et malaxé par une culture musicale solide. Face à ces jugements que je m’empresserai de qualifier de « à l’emporte-pièce » (que mes amis me pardonnent !), deux hypothèses s’imposent : la première a trait à ce qu’il est coutume d’entrevoir depuis les célèbres analyses de Baudelaire sur l’Art, comme point crucial de la modernité créative : la sacro-sainte originalité censée définir essentiellement la valeur cardinale d’une œuvre. Pourtant, combien de morceaux de musique ont vainement et laborieusement cherché à trouver leur différence singulière pour finir dans l’insignifiance, la médiocrité, voire l’indigence complète ? Combien faut-il compter, au contraire, de géniaux « faussaires », ayant travaillé leur expression à fleur de créations antérieures et ayant proposé de merveilleuses subtilités formelles ?
Le dernier album de DIIV, dans le prolongement des trois précédents, appartient assurément à cette deuxième espèce. À rebours d’une propension devenue quelque peu irritante de la production musicale rock contemporaine à flirter avec une sorte de post-punk mi bruitiste – mi noise (qui n’a rien d’ailleurs de post-punk si l’on considère que cette classification vise historiquement les productions géniales des années 78-83 du type de celles des Banshees ou autre The Cure), en ne cédant rien non plus à la moindre artificialité de ladite pop urbaine, DIIV a choisi son camp. Il s’agira, en s’approchant de ce que les années 90 nous ont proposé de meilleur, de faire au moins aussi bien, sinon mieux, en tous cas avec la même classe et élégance qui a pu caractériser le génie de la fin du siècle dernier.
La seconde hypothèse, tient justement à l’extraordinaire qualité de l’écriture pop rock du groupe : comme si cette précision mélodique, ce chatoiement de textures, ce jaillissement de surprenantes harmonies, cet équilibre ciselé et maitrisé entre puissance et douceur, cette variété dynamique ne trouvaient plus grâce ni capacité de réception à nos oreilles contemporaines.
Le titre de l’album est ici fort signifiant : Frog In Boiling Water (« Grenouille dans l’eau bouillante ») fait référence à cette fameuse fable de la Grenouille et à ses interprétations socio-psychologiques, ainsi qu’au roman The Story of B de Daniel Quinn : le monde s’érode et se corrompt progressivement sans qu’on ne puisse en prendre une conscience suffisamment aiguë pour être capable de nous pousser à la résistance et à la révolte, pourtant nécessaires.
Dès le premier titre intitulé In Amber, le décor est planté : les quatre DIIV n’ont pas l’intention de baisser les yeux devant la banalité rampante du mal, la colère est là, la fin de l’histoire n’est pas pour aujourd’hui ou alors il faudra disparaitre définitivement et en assumer toute la radicalité. Peut-être que ce sac de papier brun (Brown Paper Bag, deuxième morceau) permettra, de par sa capacité de recyclage, de transformer nos ressentiments en passions joyeuses. Si la terre brûle et que nous regardons ailleurs, nos yeux embrumés seront-ils encore en proie à des imaginaires fructueux, fussent-ils ceux de nos amours déçus mais bien réels ? À nous autres, pauvres humains décharnés par la haine des guerres, transformés en grenouilles de laboratoire ou de bénitier, il nous reste l’espoir de la sortie, du « dehors » des virtualités afin de retrouver la réalité de la terre ferme. Marqués par toutes les urgences, climatique, sociale et tout simplement humaine, les textes de ce quatrième album marient avec un sens pointu de l’ambiguïté vertueuse, le courage des âmes fortes prêtes au combat et un fond romantique bercé par un désespoir presque salvateur. La voix de Zachary Cole Smith, mixée au fond du spectre, posée sur un écrin de velours, nous rappelle celle de Ian Masters de Pale Saints ou encore celle de Neil Halstead.
Comment ne pas penser d’ailleurs ici à la proximité classieuse avec Slowdive, dans cette filiation au « Grand et Lent Plongeon », dans les profondeurs de l’eau ou de l’immensité du vide cosmologique (dans « le temps d’une nuit où la vie de l’homme est un monde d’amour » pour reprendre les mots de Siouxsie tirés du morceau Slowdive qui a inspiré le nom du groupe de Rachel Goswell) ? Comment ne pas entendre la magnifique symbiose musicale de l’album Green Mind de Dinosaur Jr où déjà il ne restait plus à l’enfance humaine que la promesse d’une terre en déshérence et les psychotropes pour y faire face ? Comment ne pas être sensible à cette recherche de power pop initiée à merveille par Nada Surf et son album The Proximity Effect ou bien encore The Smashing Pumpkins et son album Adore, dont on retrouve ici les souffles inspirateurs ? Comment enfin, pour ne citer que cela, ne pas sourire avec délectation à la quasi-citation du morceau Come as you Are de Nirvana dans le couplet de Somber The Drums, comme preuve d’une conscience éthique sans faille de la dette ineffaçable que nous avons toujours envers autrui ?
La musique de DIIV nous invite à ce grand plongeon ; d’apparence facile (trop « pop », diront d’aucuns sans une certaine naïveté), elle recèle, bien au contraire, d’une richesse sans peu d’équivalent, qui ne se révèlera qu’aux hérauts prêts à la fois aux folles audaces des aventuriers et à la patience des contemplatifs. Vous y rencontrerez peut-être, si vous le méritez bien sûr, la force de vous relever fièrement et de faire face aux enjeux de nos existences individuelles et collectives. « Venez comme vous êtes », dans le plus grand détachement possible tout en cultivant la politesse de la douceur et la vérité historique d’une vie terrestre rayonnant à travers la beauté immémoriale de l’ambre !
02. Brown Paper Bag
03. Raining On Your Pillow
04. Frog In Boiling Water
05. Everyone Out
06. Reflected
07. Somber The Drums
08. Little Birds
09. Soul-net
10. Fender On The Freeway
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