Devenir une vieille morue est un naufrage, c’est un fait ; Alain Delon nous avait prévenu. C’est aussi une marotte tabou des milléniaux, à croire que les jeunes voudraient presque vivre suffisamment longtemps pour capturer la fin du monde en selfie. Après le 30 d’Adele, voici le Nonante-Cinq d’Angèle, année de naissance de la jeune belge et second album, après avoir foutu un Brol de malade dans le hit-parade avec une tripotée d’hymnes accompagnant un renouveau féministe et un agréable souffle pour la pop belge. Le quart de siècle est atteint pour elle, et après trois années de dur labeur au top, une Victoire de la Musique remportée haut la main et un documentaire Netflix à son effigie, l’heure est au burn-out et à l’inventaire. Difficile d’avancer vers le troisième âge. Encore plus de devenir adulte. Alors, quand on est une femme, on vous dit pas…
Angèle, balance-moi ce soir
En agapes, voilà un single Bruxelles je t’aime joli comme un cœur, le sien s’écartelant entre Paris et la capitale belge. Angèle respecte sa ville et ses racines : un patriotisme appréciable de nos jours. C’est pop, bien conçu, efficace : bref, feel-good de ouf. Il y a cela d’étonnant de voir à quel point l’influence de Booba ne se limite pas à l’usage de l’autotune (ici relativement restreint), mais en va même à forger la prosodie de nombreux artistes, Angèle comprise, dont on lui reconnaît certaines encornures de phrases. Adossé à un magnifique clip, le réalisateur y reprend l’esthétique du Transperceneige de Bong Joon-Ho, mais pour mieux en détourner l’imagerie en l’égaillant, transformant ainsi une salle de jeu et ses miniatures en wagons grandeur nature, envahis par le lierre et les frous-frous. Le titre est un formidable tube, léger comme une frite, et on adore les légères touches élévatrices (très synth pop d’ailleurs) arrivant en seconde moitié du titre, euphorisantes. Entre les deux morceaux de bravoure, Libre nous vole au début, sans le dire, quelques accords du morceau le plus populaire de Tame Impala, The Less I Know the Better, pour ensuite se transformer en quelque chose d’autre, adéquat pour enjailler un before à coup de choufs entre pinecos.
Angèle embarque son concitoyen Damso pour un morceau endiablé, Démons, parfait pour faire bomber les poitrails des garçons et libérer les franges blondes des filles (ou vice versa), démontrant ainsi qu’elle privilégie les circuits courts ; c’est bien. Moins quand le couplet (du) pauvre Damso défigure complètement cet excellent titre. Le saucissonnage du morceau nous rappelle les grandes heures des morceaux pop-rap-reggaeton du début des années 2010 américains, dont Pitbull et Flo Rida étaient les emblèmes, et où chacun se partageait tant bien que mal le gâteau à 4 ou 5 pour avoir sa demie-minute de gloire et télescoper les fan bases. Et que dire du couplet où Damso déclame qu’il est prêt à lâcher une jute de sperme pour enfanter des millions d’enfants (« Dans leur derrière, j’f’rai un don de quelques futurs homo sapiens« ) à … ses ennemis (que l’on imagine femelles ou… mâles…)? Est-ce un appel du pied égalitariste pour moins d’homophobie dans le rap ? un appel à la procréation ? ou juste une envie homosexuelle inavouée ? Petit cœur avec les doigts pour cette attaque non-exclusive salvatrice ! Et quand on connait l’engagement d’Angèle pour les femmes et contre la violence, on ne saura jamais si elle valide ou non, mais bon, nous ne sommes pas à une incohérence près. Et puis, une collaboration de ce type, c’est toujours une excellente source fructueuse, même s’il aurait été préférable qu’elle range le rappeur qui l’a fait connaître sur un autre coin de la galette et mieux se réserver la primauté de ce (bon) titre pop. Les singles phares ayant annoncé le disque ont bien été réfléchis. Et c’est malheureux. Car le reste de la galette provoque l’effet neurasthénique un marathon de trente articles Slate lus ou d’un binge watching de vidéo défaitistes sur France TV Slash. Âmes dépressives s’abstenir!
Avec ce Nonante-Cinq, nous sommes face à une pop post-années 2000, bien limée, délicate comme un soda, où la superbe voix d’Angèle devient, un peu comme Christophe en son temps, – mais sans aide de la technique, lui – une musique en soi. On se fout un peu des paroles, et on a juste envie d’agiter le popotin devant la glace, de s’envoyer des polochons entre meufs : les choses que l’on fait quand on a 25 ans de nos jours. Veuillez nous excuser les vieux ; on s’amuse comme on peut! Car nous, les milléniaux, on danse sur un volcan nommé déprime.
Génération Ouin-Ouin
S’ensuit une liste de l’ensemble des thèmes top tendance des natifs digitaux pleurnicheurs. Il faut imaginer On s’habitue comme la version anxiolytique du Comme d’habitude de Claude François. Angèle nous y apprend que les menstruations donnent « des crampes au ventre, une humeur de merde » mais que « c’est là qu’on apprend qu’on va vivre avec« . Oui Angèle, c’est vrai, et, sauf erreur de notre part, des gens meurent tous les jours (dont des hommes, oui-oui, a priori), et les libellules se font avaler par des caméléons : dur-dur la vie. On se raccommode avec elle quand elle évoque le vieillissement féminin pour la métamorphoser en une fleur fanée, une certaine obsolescence de l’être féminin. Pas originale pour un sou, mais brutale et audacieuse. 2ème thème : les relations toxiques et la charge mentale. Angèle veut rester toute sa vie Solo, morceau bof-bof, mais, comme nous faisons un pari sur sa versatilité, nous restons confiants : cela changera dans l’heure qui suivra.
Angèle a lu les grands auteurs qu’il est convenu de lire, qu’il s’agisse des ouvrages de Mona Chollet, Écrire de Marguerite Duras (tout du moins, le carnet vide de notes disponible en papeterie) ou (le best-of de) Simone de Beauvoir (« la chambre à soi », toussa toussa). En découle alors un amas de douleurs et d’angoisses, et nous en venons alors à craindre la manière dont sera piloté (ou non) le futur avec cette génération offensée pour un rien, névrosée pour un tout. Il s’agirait alors de « réinventer les règles » d’après Angèle. Bien. Mais c’est peut-être cette naïveté, cette fragilité congénitale, et non les injustices d’une structure sociétale du monde d’hier percluse de défauts – et qu’il s’agira évidemment de modifier après s’être ragaillardi – qui font que leur vie est parsemée d’échecs. 3ème problématique obligatoire : la violence conjugale avec Tempête, mais aussi le sensuel Taxi sur les disputes de ménage. Un constat s’impose : les textes sont d’une naïveté affolante, et qui plus est, indigents par leur plastique. On en a un peu assez de ces musiques moralistes, avec une musique de mélodrame comme on en soupe depuis quinze piges. Tempête rappelle les titres de chanteuses hip hop comme Vitaa, Amel Bent et Zaho, mais adaptés à France Inter ; donc plus politisés ; donc plus chiants. Les meilleurs moments sont ceux où elle fait « ouaaauaiiiiiissss-ouaissssssss« . Une manière de servir la cause féministe, d’une certaine façon. Les incohérences cognitives pleuvent. L’époque est suffisamment aliénée pour nous laisser contaminer par le névrosisme. Néanmoins, la voix reste pleine de mignardises, fragile et fluette. Taxi est plus intéressante, car Angèle s’y sent obligée de tout déballer de sa vie, tout en le regrettant, mettant ainsi en lumière cette obligation intégrée, à la fois source de soulagement et facteur de honte, de l’étalement. Nunuche, mais pas tant que cela.
L’injonction épicurienne Profite balaie cette thématique que nous évoquions un peu plus haut, ce mal-être angoissant, car sous couvert de finitude, liée à l’âge qui avance alors qu’elle touche… la jeunesse en premier. Nous l’avions évoqué avec le titre 93 des rappeurs Menni Jab et Pi-Well, tout comme avec Magenta. La rythmique presque dancehall nous laisse espérer danser sur nos peines pour mieux les écraser. Malheureusement, les paroles prodiguées sauvent ni la chanson, ni personne d’autre. Dans Pensées positives, petit manuel de développement personnel adressé à son égard (et non au nôtre), Angèle envoie une petite pichenette à Cauet, grand animateur du PAF devant l’éternel, dont nos arrière-petits-enfants se souviendront à l’écoute de ce disque. La raison ? Une petite dysphorie d’humeur et un différend avec le présentateur. Bravo. Eh oui : « L’époque n’a pas changé depuis les Lumières« . Pour sûr, c’en est une. À part cela, les travaux sur la musique et les effets d’écho sur la voix sont excellents, notamment sur les « ohwaaa » ensorcelants, oniriques, presque orientaux (un peu à la Ofra Haza ou à la Ariana Grande, le genre de voix que n’ont toujours pas les hommes), comme on peut l’entendre dans la pop maghrébine contemporaine, ou américaine, avec ce soupçon d’influences des années 2000 auxquelles à dû assister la chanteuse dans sa prime jeunesse. « Le monde nous appartient » : dieu merci, heureusement que non ! Mais attention, n’est pas Beyonce qui veut. Dans Plus de sens, Angèle stipule que « rien n’a plus de sens » : une excellente mise en abîme du bordel du monde.
Moi je
Il existe suffisamment d’entretiens et de documentaires pour se rendre compte que la personne d’Angèle est éminemment sympathique et intelligente. C’est pourquoi nous ne comprenons pas la candeur de certaines paroles du personnage. La fin de l’album remonte le niveau avec des piano-voix dont le premier titre, Mots justes, s’autorise même une ouverture jazzy venant toquer à la porte d’Erik Satie, pour ensuite passer une tête à Charles Aznavour. Mais voilà, le problème, c’est le syntagme nominal « mots justes », la combinaison de ces deux termes. La chanson explore encore les mésententes conjugales, et sous-tend que l’homme (de l’histoire contée) est encore une fois un être faible, vexable et brutal. Mais la femme, dont Angèle adopte le point de vue, est une victime docile, presque manœuvrable, tout du moins au début. Les études et faits d’actualité ne lui donnent aucunement tort. Mais c’est cette posture de fleur qu’Angèle endosse, passive et se morfondant, qui nous interroge, et pas qu’une fois. Et c’est dommage que cela en reste là. Il est intriguant comme ces gens se réclamant militants et progressistes sont en fait ceux qui font perdurer le plus certains poncifs (vrais) du passé, jusqu’à se confondre… en eux ! À quand une Angèle plus culottée et bad-ass ? Nous n’attendions que cela. Dire que l’on nous promettait, comme évoqué plus haut, de Réinventer l’amour et autres constructions ! Car oui, ce n’est pas même plus l’affaire d’une ou deux plages, mais d’un disque tout entier.
Nonante-Cinq est un album de mouflets. Et malheureusement, même si nous condamnons la vulgarité de l’expression, nous ne pourrions lui donner tort, tant l’impudeur est grande. Le geste permanent de pointage (des violences, de la difficulté de vivre, des sommations), si répandu et peu original de nos jours, serait mieux audible si Angèle souhaitait rendre compte de ce monde qui l’entoure en tant qu’observatrice, et non actrice. Car on ne doute évidemment pas un seul instant que la belle Angèle ne parle, à travers cet album, presque que d’elle. Et l’excellente pochette en témoignera.
Nous aurions tant aimé apprécier ce Nonante-Cinq, tant les singles étaient prometteurs. La déception est grande tant Brol était d’une bonne tenue. Nonante-Cinq a les défauts identiques que Brol, mais au carré car renversés : la douleur ne se résumait qu’à quelques singles, plus militants cette fois, mais sans esprit de sérieux. Peut-être que l’insoutenable légèreté de la pop moderne est incompatible avec un tel empilement de douleurs plaintives. Attention, le CD n’est pas dénué de qualités, loin s’en faut. Rappelons qu’Angèle est dégourdie, et qu’elle compose presque à elle seule son album quand d’autres sont entourés d’une équipe de 50 personnes. Mais c’est un peu comme si cet album était un beau garçon (ou une belle fille, si vous êtes lesbienne) par qui on aimerait se faire alpaguer en boîte, mais qui nous soûlerait, après l’avoir invité à boire un mojito (qu’il ou elle aurait refusé au profit d’un Tropicana sans pulpe), par des « moi je », « moi je » d’enfants. Dommage d’en venir à être si caricatural. Alors qu’il aurait pu être, au mieux un album mastoc sur ces thématiques (beaucoup d’albums festifs ont, par le passé, embrassés des sujets bien plus graves), au moins un album avec lequel s’éclater la nuit (dans sa chambre, les boîtes étant dorénavant fermées), avec des sujets plus fripons et galopins, laissant notre cerveau disponible.
Présenté comme l’album de la maturité, c’est plutôt celui du traumatisme. Contrairement aux albums tout à la fois enjoués et inquiets de Clara Luciani et Juliette Armanet, Nonante-Cinq échoue presque partout, même à être fun, et renvoie l’album à un objet même pas uniquement plastique, faussement moral. Cet album est, décidément là encore, représentatif du narcissisme masqué d’une jeunesse qui s’apitoie sur son nombril, pour mieux en faire commerce. Ce n’est pas avec ça que l’on sauvera notre santé mentale.
02. Libre
03. On s’habitue
04. Solo
05. Pensées positives
06. Taxi
07. Démons (ft. Damso)
08. Plus de sens
09. Tempête
10. Profite
11. Mots justes
12. Mauvais rêves
Excellente critique. Espérons qu’Angèle la lira pour rectifier le tir sur le prochain album