Au pays de la plus célèbre monarchie parlementaire marquée autant par ses affres médiatiques et ses faits-divers People que par son efficace politique, la Reine a quelque chose de sacré ! Qu’a-t-il bien pu passer par les têtes d’Hannah Merrick et Craig Whittle pour faire de la chanteuse un Roi, pour trouver ce nom de King Hannah, dans une sorte de renversement énigmatique ? Fusion des deux protagonistes dans une sorte de chiasme, Craig étant Hannah, Hannah devenant Craig, dans une fluidité des genres et des fonctions ? Si Hannah est le Roi, alors tout est permis et le pouvoir est un partage véritable.
Or la musique des deux comparses de Liverpool est bien à l’image de ce partage sans faille. La magie de la complicité de ces duos quasi-fusionnels (on pense à Angus et Julia Stone et bien sûr à White Stripes) s’atteste parfaitement dans leur musique et leurs prestations scéniques ; la preuve qu’une musique produite dans la plus fine proximité de ses acteurs possède ce pouvoir singulier de nous envoûter plus qu’à l’accoutumée.
Le premier album du duo, intitulé I’m Not Sorry, I Was Just Being Me (« Je ne suis pas désolé, j’étais juste moi ») et publié en 2022 chez City Slang, fut un essai très réussi, en créant, sans dispersion, une perspective multiforme : sorte de power rock marqué par une scansion binaire rappelant les pulsations propres au trip-hop d’antan (façon Morcheeba du début), pattern dynamique qui installe un rythme down-tempo lancinant avant de lâcher les chevaux et la distorsion (encore davantage perceptible en live que sur album), à quoi s’ajoute cette manière toute nonchalante de raconter des histoires au travers d’une sorte de blues-folk-rock modernisé (notamment dans des ballades comme le morceau éponyme I’m Not Sorry, I Was Just Being Me, qui n’est pas sans rappeler l’écriture du célèbre groupe issu du New Jersey, The Feelies) que ne répudieraient ni Mazzy Star ni sa chanteuse Hope Sandoval.
Le second album, sortie le 31 mai 2024 (toujours chez City Slang), est sobrement intitulé Big Swimmer. De l’affirmation assumée d’une identité que proclamait le premier opus, on passe à l’idée qu’il faut bien se jeter dans le grand bain, au-delà de soi peut-être, mais, surtout, en s’assurant préalablement de maîtriser la nage en eaux profondes, et possiblement, une nage bien à soi. Force est de constater que King Hannah a fait une brasse de géant vers les contrées des plus grands de notre époque. Tout y est plus riche, plus complexe, plus subtil et plus personnel que sur l’album précédent, tout en ne perdant rien de la cohérence d’ensemble déjà remarquée auparavant et davantage présente encore ce coup-ci. Il est vrai, comme cela a été dit par d’autres, que la tournée américaine du groupe, d’Ouest en Est en passant par le Texas et Nashville n’est sûrement pas sans avoir laissé les traces de ces grandes traversées initiatiques au pays de l’Oncle Sam. Il y a du Kérouac dans ce disque qui se déploie en rouleau comme un road-trip embrassant de multiples facettes de la culture américaine, de son énergie et de ses grands espaces jusqu’à ses paradoxes et ses impasses les plus surprenants.
Ce qui auparavant fonctionnait comme une recette systématique (de la douceur à la colère), efficace mais forcément parfois artificielle, est ici dépassée par une tension permanente, déjà perceptible dès les mouvements les plus pianissimo ou piano et qui s’intensifie de manière exponentielle à mesure que la puissance rock s’affirme dans la plupart des morceaux. La magnifique voix au grave jazz et profond d’Hannah nous transperce avec un pouvoir émotionnel redoutable encore plus élyséen que celui, pourtant déjà si efficace de Jennifer Charles (chanteuse du bien nommé groupe Elysian Fields).
Dès le premier morceau en forme de ballade folk et qui donne son nom à l’album, la progression harmonique prépare subtilement la montée pas à pas vers une sorte de nouveau Sweet Jane, comme une déclaration d’amour définitive à Lou Reed et à son velours sous-terrain (avec de magnifiques harmonies vocales assurées par Sharon Van Etten). Les guitares de Craig se font déchirantes et mélodieuses à la fois, avec une pointe non dissimulée de Tom Verlaine et de Television version 1977. New York apparait alors comme un point d’orgue de l’album, sorte de rencontre idéalisée entre l’helléno-centrisme européen et le culte de la liberté du « nouveau » monde. Avec l’intelligence de saisir au vol ce récitatif tellement génial inventé par Florence Shaw et son combo Dry Cleaning, Hannah nous raconte à quel point New York est une ville où même ne rien avoir à faire relève d’une activité émancipatrice et sociale. On se prend à chantonner des airs hyper addictifs en plein milieu de déflagrations sonores que ne renieraient pas nos chers Sonic Youth (New York, toujours New York) !
Tout le reste de l’album déploie cette efficacité diabolique. Le matelas volant de Matress nous transporte gratuitement à la vitesse d’une montgolfière avec quelques turbulences au passage, mais King Hannah s’amuse de la météorologie. S’en suivent des histoires portées par un style ultra réaliste qui, paradoxalement, est producteur d’images surréalistes (décidément, Hannah semble avoir adoré la manière de conter de la chanteuse de Dry Cleaning) ; la preuve en est ce titre, Milk Boy (I love you), où la violence touche à l’absurde, et dont le riff est tellement jouissif que nos voisins risquent d’en subir maintes fois la pression acoustique. Vient alors, dans cette magnifique ballade Suddenly, Your Hand où l’on entend flotter le spectre si classieux des cousins Cowboy Junkies, l’invocation de Bill Callahan qui donne du baume au cœur au binôme d’Hannah et Craig lorsque la vie empirique déverse son lot d’horreurs ordinaires, si prégnant dans cet Amérique contemporaine.
Le voyage se poursuit au Texas avec un passage dans une station-service près d’El Paso où la sociologie américaine profonde charrie la misère des jeux à gratter et de la misogynie endémique ; Somewhere Near El Paso est le sommet du disque avec le surgissement d’un riff hypnotique en ostinato à 2.57’ qui ne nous lâchera plus avant une séquence durcissement / quasi-silence / explosion finale tout simplement fabuleuse.
La suite nous narre la folie toujours possible de l’esprit humain par la métaphore d’un nénuphar dérivant au gré des flots (à l’instar de l’iconographie de l’album Spiderland du groupe Slint dont la pochette de Big Swimmer s’inspire ouvertement), mais aussi la possibilité et l’espoir optimistes de se sortir de toute mauvaise passe que l’existence dresse devant nous (Davey Says, clin d’œil au Velvet Underground).
La fin de l’album se fait plus calme avec deux titres lents, teinté de blues pour l’un et d’une sorte de pop folk pour l’autre. Dans John Prine on the Radio, notre esprit se fait champêtre et l’on voit Hannah tranquillement installée dans la cuisine en pleine préparation d’un bon repas, avec en arrière-fond la musique de John Prine. Foyer où sourd l’idée d’un bonheur possible teinté de sérénité et de douceur paisibles.
Où l’on sort de cet album comme d’un long voyage intense, d’une vitalité explosive, d’une authenticité droite et fière, d’une intelligence puissante et terriblement efficace. En puisant au plus profond de l’expressivité et des traditions musicales modernes américaines, King Hannah réussit l’exploit, souvent tenté et très rarement réussi (à l’exception notable du célèbre The Joshua Tree de U2) de jeter le pont entre l’élégance anglo-européenne et les racines âpres, directes et parfois même rudimentaires de l’héritage états-uniens. Du haut des gratte-ciels de New York, les jours de beau temps, peut-être pouvons-nous imaginer, à défaut de les percevoir, le Royal Liver Building de Liverpool, le Big Ben de Londres, le port de Bristol et le vert profond des campagnes du Dorset où PJ Harvey trouve à puiser son incomparable poésie. Il se pourrait bien que le Roi Hannah ait percé avec brio les secrets de cet imaginaire !
02. New York, Let’s Do Nothing
03. The Mattress
04. Milk Boy (I Love You)
05. Suddenly, Your Hand
06. Somewhere Near El Paso
07. Lily Pad
08. Davey Says
09. Scully
10. This Wasn’t Intentional (Vocal Harmonies by Sharon Van Etten)
11. John Prine on the Radio