Parmi les grandes chansons internationales, traduites et reprises par des dizaines d’interprètes, le statut de Seasons In The Sun ne peut être comparé qu’à l’histoire du My Way de Claude François, Paul Anka et consorts. D’interprétations marquantes (Terry Jacks, Nirvana) en interprétations plus ou moins anecdotiques et folkloriques, voire sacrilèges les deux morceaux ont beaucoup voyagé. Comparée à My Way, Seasons in The Sun fait office de chanson culte un peu underground, n’ayant pas eu pour ou contre d’interprétation aussi écrasante et définitive que celles données par Sinatra ou Elvis Presley, la chanson a beaucoup circulé mais sans qu’une version ait été rendue plus légitime qu’une autre. Seasons in The Sun est la plus belle chanson morbide ou de fin de vie qui ait gardé un profil modeste, une dimension populaire, intime, personnelle supérieure à la puissance de tir de ses interprètes. Dans un univers où la voix fait l’émotion, ce n’est pas la moindre qualité de cette chanson là que d’être restée plus forte que les mises en scène qui l’accompagnaient et d’être restées finalement à la portée de n’importe qui.
La mort à la portée de tous
Ce caractère terre à terre et à hauteur d’homme du titre provient évidemment de l’interprétation originale donnée par Jacques Brel sous le titre Le Moribond. Ecrite en 1961, supposément dans un bordel de Tanger, Le Moribond est une magnifique pièce tragi-comique composée par Brel autour d’une situation assez classique en poésie d’un type se racontant sur son lit de mort. Brel mêle avec son brio habituel le tragique et l’humour, l’émotion venant du « haut » (spirituelle, la mort, la disparition, l’amitié) et celle du « bas » (le sexe, la tromperie, la bassesse, la cupidité, le « trou ») dans une tradition très rabelaisienne mais aussi un peu attachée au vaudeville qui s’exprimera bien sûr dans le rapport à « l’amant de sa femme » et à l’évocation du curé. Son adresse à un Emile (non identifié), copain d’aventures, est touchante mais vive, charnelle et pleine d’énergie. On sent dans le dernier couplet du Moribond une formidable envie de vivre encore, un appétit gargantuesque et un goût disparu pour la démesure. Dans un registre similaire, les Pogues offriront plus tard sur ce thème un tartarinesque The Sick Bed of Cuchulainn dont l’enthousiasme, même s’il n’est pas entonné à la première personne du singulier, est aussi évident. Brel signe une composition à la fois universelle autour de la mort, des regrets et de la postérité mais incarnée avec force dans son contexte d’expression très français et restreint (le couple des années 50, le curé, les rapports homme-femme, etc). Les versions suivantes garderont de l’original non seulement son mouvement tonitruant, son intensité et sa dramaturgie mais aussi cette forme d’authenticité propre à Brel et à son interprétation qui conservera au titre cette idée qu’elle est chantée par quelqu’un qui est proche de nous et un homme tout à fait commun.
Le Grand Nettoyage Universel
Le Moribond sort en single à l’été 1961 et est assez rapidement l’objet d’une adaptation en langue anglaise. Le poète américain et parolier Rod McKuen qui résidait alors en France avait fait la rencontre de Jacques Brel et entrepris de traduire une partie de son songbook. McKuen traduisit Ne Me Quitte Pas en If You Go Away et enchaîna ensuite avec le Moribond qui devint dès 1962 ou 1963 Seasons in The Sun. Le groupe américain The Kingston Trio est probablement le premier à l’interpréter et à l’enregistrer. C’est cette version qui circulera sur le continent américain et sera sans doute à l’origine des répliques suivantes, même si elle ne rencontre en son temps pas un immense succès. Le Kingston Trio aura son importance dans le revival folk de l’époque mais ce n’est pas avec cette chanson qu’il produire un quelconque effet. A la suite, un autre groupe folk, anglais cette fois, The Fortunes en signe la première adaptation en 1969 dont on trouve la trace dans les charts… hollandais. Plus pop, la version de The Fortunes est, comme celle du Kingston Trio, non seulement établie sur un tempo plus lent que la chanson de Brel mais aussi beaucoup moins dramatique. Mais c’est évidemment la traduction qui étonne puisque si Rod McKuen a conservé du titre original cette adresse curieuse à un Emile mystérieux (qui en anglais lui donne un caractère exotique), nombre des vers du chanteur Belge ont été réinterprétés, passés à la trappe ou transformés. Ce qui apparaît d’emblée, c’est que Seasons in The Sun est une version « massacrée », simplifiée et surtout nettoyée de haut en bas du Moribond. Ce travail qui est commun aux adaptations de McKuen des chansons de Brel (qu’on retrouvera dans les versions bien connues et célébrées de Scott Walker) consiste à tenter de conserver l’émotion de Jacques Brel tout en en gommant les aspects belges ou trop français pour un public anglo-saxon. Exit le curé évidemment mais aussi exit l’Antoine l’amant de la femme que Brel « n’aimait pas bien ».
A la place, la femme du bougre est honorée, aimée et sans tâche, tandis que le curé devient le père et qu’Antoine a disparu. Le couplet ajouté par Rod McKuen autour de ça est plutôt de qualité et fait du narrateur un enfant dévoyé et en marge, ce qui ajoute au caractère du personnage. On peut considérer qu’avec le recul, cette substitution (le père et pas le curé, adresse quelque peu datée en 2022) est la meilleure trouvaille de la version anglaise. Pour le reste, Emile n’a plus partagé des bouteilles de vin et des culs mais simplement « ses débuts » avec le narrateur, comme la version de McKuen est volontairement purgée de la dimension rabelaisienne de celle de Brel. L’ensemble devient évidemment positif et débarrassé de son humour et de sa paillardise. L’Antoine n’est plus là pour « prendre soin de la femme », le tout étant fondu dans un adieu solennel et plein de dignité.
Contient des traces de Brel
On doit alors distinguer, face à cette réécriture en profondeur et qui ne s’attache plus qu’au côté dramatique du titre et à sa portée universelle, les oreilles ayant entendu la version des autres. Pour les anglophones exclusifs, le texte de Seasons in The Sun est celui d’une chanson dramatique et patrimoniale, celui d’un classique pur et entier mais dans lequel on peut distinguer comme une trace subliminale d’authenticité déposée secrètement par le chanteur belge. C’est sans doute dans ce dépôt… invisible que repose le succès immense du morceau : à la dramaturgie évidente du morceau s’ajoute une sorte d’ingrédient secret qui lui confère une authenticité et une intimité dans la mise en scène qui n’a pas disparu à la traduction. En 1974, le Canadien Terry Jacks hérite du bébé et entreprend de « corriger » certaines imperfections du texte pour préparer l’enregistrement du morceau par les Beach Boys. le groupe des Wilson s’attelle à la tâche mais ne réussit pas à capter le sens de l’original. Carl Wilson, désigné pour prendre le chant, n’y est pas tout à fait et le groupe, assez peu intéressé par la matière première, se rend compte que cela ne colle pas. La version qui traîne restera longtemps enfouie avant de ressortir au début des années 90 sur un disque augmenté. Elle n’a à peu près rien pour elle. Terry Jacks reprend le titre dont il a entretemps retouché encore le texte pour en alléger la charge dramatique et lui enlever son côté un peu sinistre et se décide à l’enregistrer sur son propre label, Goldfish Records.
En quelques semaines, cette version « définitive » cartonne et devient le single le plus vendu de l’histoire de la pop canadienne avec près de 300 000 ventes en quelques semaines. La major A&R vend sur la bête, achète les droits américains, represse le morceau et écoule auprès du public américain plus d’un million d’exemplaires dans les premiers mois. Au final, Seasons in the Sun émargera à 3 millions aux Etats-Unis en fin de campagne et trois autres sur les marchés mondiaux sans qu’on puisse expliquer ce que la version de Terry Jacks a de si fabuleux. Il ne faut pas exclure que le travail de toilettage amorcé par McKuen et achevé par Terry Jacks ait touché dans le mille et changé ce morceau balancé, ironique et un brin macabre de Brel en une chanson pop universelle et fédératrice.
L’interprétation de Terry Jacks s’inscrit dans un registre de pop internationale soignée et relativement impersonnelle. Le chant est élégant, juste et touchant mais sans grand impact. La personnalité du Canadien s’efface derrière la situation, abandonnant le morceau à sa propre puissance. A l’inverse de My Way qui gagnera sa postérité en étant porté par une interprétation incarnée finalement plus proche de celle de Brel sur le Moribond, Seasons in The Sun resplendit sur ses propres qualités et simplement par son « tragique de situation ». L’absence de rebondissement dans la mélodie, limpide, contribue à donner un caractère linéaire et inévitable au mouvement vers la mort qui déjoue la théâtralisation du mouvement. La mort a, chez Terry Jacks, un caractère inévitable qui n’était pas si évident chez Brel qu’on aurait pu soupçonner encore de vouloir la défier. La rebellion a laissé la place à la résignation. Les regrets a une relecture plutôt positive de la vie passée. Devenue classique, Seasons in The Sun allait suivre le chemin tracé pour elle et donner lieu à des multiples interprétations.
Reprises d’une reprise au carré
On ne va pas se fader les dizaines de reprises mais difficile d’échapper au phénomène Westlife qui en 2009 en donne la version la plus édulcorée et saisissante. Aussi mauvaise soit-elle, on doit admettre que la version du groupe Irlandais et qui rencontrera un immense succès est l’une des plus légitimes et intelligentes en ce qu’elle mène le travail de Jacks à son terme en achevant d’ôter au morceau de Jacques Brel toute portée sombre. Le texte demeure mais Westlife sublime l’émotion originelle pour n’en garder que l’aspect positif : la gloire de la vie passée et bientôt perdue demeure seule, inspirant à l’auditeur un immense sentiment de dignité et de réconfort. C’est en soi un prodige et un excellent exemple de transformation d’un produit brut en un autre. Dans une direction intermédiaire, Luke Haines donne une version remarquable avec son groupe Black Box Recorder. Il revient aux arrangements originels et transpose la situation au féminin, avant que la fin du titre par son virage rock ne vienne renouer avec la rage et l’énergie de Brel. La version de Black Box Recorder peut se lire comme une version de l’entre-deux et l’amorce d’un retour à une forme d’inquiétude brelienne qui prospèrera dans la version ultracélèbre de Nirvana, excellente et peut-être bien la meilleure de toutes les versions anglaises, et celle encore plus torturée et morbide de Television Personalities en fin de vie.
La mort est réincorporée dans toute son horreur et l’ambiguïté du narrateur, clairement dérangé ici, restaurée non pas à l’identique mais dans une forme de folie et de déchirement psychologique qui a pris le pas sur l’humour sombre et macabre de Brel. Avec Nirvana, Seasons in The Sun récupère la complexité que lui avait ôtée Terry Jacks et redevient annonciatrice d’une vraie disparition, d’une tristesse pleine de regrets et de déceptions. Le chant de Kurt Cobain et la musique produite par le groupe réinsufflent un sentiment d’effondrement à venir en bringuebalant avec lenteur autour de l’original. La mort est là et on y va en traînant des pieds. Le mouvement de la vie, sinueux, fait de bonnes et mauvaises choses, est restauré et restitué « à l’identique ». Il aura fallu quelque chose comme 30 ou 40 ans pour qu’on en revienne… au point de départ : celui d’une fin de parcours aventureuse et habitée.