On aurait tant aimé qu’il en soit autrement, mais, à moins d’un improbable séisme dans le monde clos et fétide de l’industrie du disque, il semble désormais inéluctable que Jérôme Minière ne deviendra pas une star dans son pays natal. Mais tant mieux peut-être.
Mieux vaut recourir à l’artisanat militant et exigeant que de se perdre en poursuivant des chimères. Parfois certains artistes ont perdu leur âme en décrochant un contrat prometteur (c’est ce qu’on se disait encore en essayant de réécouter une énième fois l’album de Petit Fantôme pour le compte de Warner) ou en essayant de saisir un moment de gloire fugace (là, c’est pire, on ne se remémore même plus les noms de ceux tombés sur le front de la critique…).
Voilà bien des considérations dont le Français se contrefiche certainement. Lui a juste pris son indépendance totale pour continuer une discographie commencée il y a plus de 20 ans avec l’appui du label Lithium (Monde Pour N’importe Qui – 1996). Après huit albums avec La Tribu qui lui ont permis d’accéder à une certaine notoriété au Québec où il réside, Dans La Forêt Numérique est réalisé à « compte d’auteur ». Une formule ad hoc pour ce stakhanoviste autodidacte qui a réalisé, interprété, produit et mixé seul ces chansons depuis son home-studio. D’ailleurs, il annonce déjà que cet album, le dixième en confondant sa discographie sous son nom et celle de Herri Kopter (et sans même tenir compte de ses réalisations pour le cinéma ou le théâtre) devrait constituer un diptyque avec Une Clairière, à paraître en 2019 sur Objet Disque. Pour autant, cela n’affecte pas la découverte de cet album, les onze chansons constituant un récit à elles seules.
D’ailleurs, probablement Jérôme Minière a-t-il réalisé avec Dans La Forêt Numérique l’un de ses disques les plus immédiats grâce à un panel de styles, d’humeurs et d’ambiances très larges. Pourtant, De Vive Voix qui ouvre l’album est aussi l’une des chansons les plus radicales que l’Orléanais ait composé depuis… on ne sait plus bien quand. C’est un tube, portée juste par une voix blanche et un dédoublement de chœurs étourdissants, mais à l’allure post-punk (boite à rythme qui tape dur, ligne de basse implacable) qui s’accommode parfaitement de la production ultra dépouillée. Cette chanson ouvre une nouvelle voie pour Minière – ou elle permet de se rappeler d’où il vient pour ceux qui n’auraient vu chez lui qu’un interprète de « chanson française ». Mais même dans un registre plus formaté, pouvant frôler la bluette insouciante et sautillante (Nos Corps, qui ressemble à du Autour de Lucie au masculin), il sait garder une certaine distance, une certaine hauteur. Derrière son titre qui pourrait paraître poétique, l’album est une réflexion sur le sens du monde hyperconnecté dans lequel nous sommes condamnés à errer. Les textes ont souvent une double lecture : à la fois très personnels mais aussi une portée sociale. Ainsi, La Vérité Est Une Espèce Menacée, grande réussite de cet album, pourrait avoir la même carrière que le France Culture d’Arnaud Fleurent-Didier si les programmateurs avaient encore droit de cité à Radio France. Jérôme Minière laisse aussi transparaître son double électronique Herri Kopter sur Invisible ou Ennemis qui est un bel exercice de sampling. Probablement l’isolement auquel il s’est astreint pour composer ce disque lui a-t-il permis de laisser libre cours à ses multiples influences. L’Estuaire pourrait être un vrai brûlot rock avec une production plus rugueuse, tandis que La Ville Lavée S’éveille combine une poésie éthérée à un motif de basse à la Twin Peaks… Une vraie réussite entre colère contenue et abattement refoulé.
02. Haut bas fragile
03. Invisible
04. Nos corps
05. Le plus cool des cools
06. La boucle
07. La vérité est une espèce menacée
08. Duplicatas
09. Ennemis
10. L’estuaire
11. La ville lavée s’éveille