Enregistrée un soir de mai 2016 en compagnie du Colorado Symphony Orchestra (68 musiciens) et d’un chœur local (57 chanteurs), cette version live de The Soft Bulletin, le chef d’œuvre de The Flaming Lips, est ce qui pouvait arriver de mieux pour marquer le 20ème anniversaire de ce chef d’œuvre tardif du rock psychédélique.
Sorti en 1999, The Soft Bulletin avait mis tout le monde d’accord pour son ambition, sa hauteur de vue et la qualité remarquable de ses chansons. Il révélait alors au monde le talent détraqué, la flamboyance sans égale et l’audace d’un groupe qui, à l’époque, avait déjà presque 15 ans d’activité derrière lui et pas mal de bons disques. The Soft Bulletin allait permettre à Wayne Coyne et les siens de bénéficier d’une exposition incroyable et d’enchaîner pour devenir l’un des groupes indépendants les plus discrètement populaires du monde mais surtout un groupe dont la créativité ne serait plus jamais limitée par de basses conditions matérielles. Entre le Yoshimi Battles The Pink Robots qui suivra trois ans plus tard et le remarquable King’s Mouth de cette année, les Flaming Lips auront alterné le meilleur et le médiocre, le curieux et le dispensable, géniaux dans leurs meilleurs moments mais aussi coupables parfois de se laisser emporter par leur enthousiasme et leur fantaisie. Avec le recul, The Soft Bulletin reste leur album le plus fulgurant, le plus équilibré et le plus émouvant. Sa version live (le premier disque en concert du groupe) est à la hauteur de l’original et en renvoie une version rendue plus fragile et plus ample encore par l’orchestration monumentale qui les accompagne. L’une des clés de l’album, par-delà la solennité psychédélique des arrangements, tient dans la confrontation entre la voix humaine et presque fébrile de Coyne, l’amplitude des mouvements musicaux et la dimension héroïque du cycle que décrivent les chansons. La voix de Coyne est souvent ici à la limite de la rupture. Elle frôle la perfection sur la sublime ouverture (7 minutes) que constitue Race For The Prize, avant de se briser menue sur The Spiderbite Song. Cette voix qui alterne ici les grandes séquences chantées et qui ne sont pas pour elles (The Spark That Bled) et les mélodies plus pop (Waitin’ For A Superman) fonctionne en dégageant l’impression poignante d’être en lutte pour sa survie, tout en exprimant sur chaque note sa mortalité et son humanité. On retrouvera cette pureté d’intention vocale l’année qui suit dans le Sophtware Slump de Grandaddy, comme si Lytle et Coyne s’étaient passés le mot.
Sur le plan musical, The Soft Bulletin bénéficie, dans cette version live supervisée par le producteur originel Dave Fridmann, de nouveaux arrangements qui, contrairement à ce qu’on aurait pu s’attendre, ne reposent pas sur le nombre invraisemblable des musiciens présents. L’orchestre est souvent discret, utilisé avec intelligence, pour rajouter de la profondeur aux morceaux ou en souligner la solennité. Suddendly Everything Has Changed est, à cet égard, est un modèle du genre, exploitant à merveille les cuivres et le chant choral sans perdre sur la lisibilité du morceau et sa légèreté. L’orchestre amplifie évidemment l’héroïsme du cycle (un combat pour la survie du monde) mais sans jamais tomber dans la boursouflure ou l’illustration à gros moyens. Feeling Yourself Disintegrate est symptomatique de cette utilisation presque à contre-courant d’une structure d’accompagnement inédite. L’orchestre est clairement à l’arrière-plan et ne concurrence à aucun moment Coyne et le groupe sur lesquels repose chaque palier dans l’élévation. Cette économie de moyens rend d’autant plus spectaculaire la dernière séquence (90 secondes peut-être) où tout le monde contribue à rendre le sentiment de fusion dans l’espace et de désintégration. La version live, contrairement à la tendance actuelle, ne lésine pas sur les bruits de foule, les applaudissements et les cris de soutien, ce qui permet de restituer toute la matérialité bringuebalante des prestations des Flaming Lips et leur caractère jouissif. The Soft Bulletin est un album autant psychédélique qu’un album hippie, c’est un album qui renvoie aux travaux en chambre de Syd Barrett, évolutif et qui n’est achevé qu’en apparence. Le disque se referme sur la beauté exploratoire de Sleeping On The Roof, un instrumental sublime et galactique à partir duquel s’ouvre devant nous l’infini champ des possibles. The Soft Bulletin, malgré toute la préparation qu’implique le travail avec l’orchestre, ne perd jamais sa fraîcheur et cette impression qu’il a été fabriqué sur le pouce, comme si le combat qu’il met en scène se rejouait vraiment à chaque fois devant nous pour la première fois. Le récit de la victoire pourrait tout aussi bien se changer en une défaite humiliante, en un four ou un fiasco. C’est cette hypothèse de la débâcle et de l’insuccès qui rend la réécoute à chaque fois plus magique et stimulante.
L’auditeur comme les musiciens reçoivent ce sentiment d’être sur le fil comme un cadeau des dieux et le véritable miracle à l’œuvre ici. Qu’est-ce qui fait la beauté et qu’est-ce qui fait l’équilibre ? Qu’est-ce qui fait que cela tient debout au lieu de s’effondrer et d’exploser en mille morceaux à nos pieds ? On n’en sait rien et c’est ce qui fait qu’on y revient depuis vingt ans.
02. Spoonful Weighs A Ton
03. A Spark That Bled
04. The Spiderbite Song
05. Buggin’
06. What Is The Light ?
07. The Observer
08. Waitin’ For Superman
09. Suddenly Everything Has Changed
10. The Gash
11. Feeling Yourself Disintegrate
12. Sleeping On The Roof