Dégager quelques lignes directrices de cette année 2018 n’est pas chose facile, tant la production de musique indépendante a été profuse et dispersée. Une chose est certaine cependant, qui ne ravira pas les amateurs : le rock ne fait plus parler de lui et a perdu toute capacité à résonner dans l’espace public. 2018 est une année où la musique qu’on aime est passée au second plan, voire au troisième. La mort de Johnny d’une part, la disparition à la suite ou peu avant, d’autre part, de quelques artistes planétaires mêlant succès commercial et ambition artistique (Prince, Bowie et… Mark E. Smith, pour faire simple) a relégué la musique au rang de passe-temps (pas nécessairement favori) de quelques-uns. Les quelques pages et reportages grand public consacrés au rock l’ont été dans le cadre de manifestations (les mégaconcerts de Nanterre) qui ne sont pas des événements musicaux mais juste des barnums où l’on donne quelques notes entre deux bières sans alcool et seaux de pop-corn. U2 a fait le boulot cette année. Muse le fera l’an prochain. Le rock comme phénomène sociologique n’existe plus. La musique qui a servi des révolutions (nous ne sommes pas demandeurs d’un hymne pour les gilets jaunes mais tout de même….), des Coupes du Monde de football, la musique qui a accompagné la jeunesse dans son essor et l’expression de sa différence est aujourd’hui un lointain souvenir. Nous en sommes réduits à commenter des disques qui ne se vendent pas ou peu, dans des cercles de plus en plus restreints et (il faut l’avouer) vieillissants. Le rap lui-même n’échappe pas à l’érosion de sa popularité, malgré les tentatives salutaires de quelques uns (Booba si tu nous lis) de se mettre en valeur.
La France est l’Angleterre de demain
Le rock ne compte plus mais le rock n’est pas mort une énième fois, bien au contraire. Il s’en est retourné dans les catacombes modernes : les salles de moins de 100 personnes, les bateaux, les bars qui paient mal les groupes mais saoulent et enchantent. Il s’en est retourné sur les bandcamp et les petits labels de contrebande qui prospèrent en perdant de l’argent et en gagnant leur passion. Si nos prédictions (2018 année punk, 2018 année psychédélique, 2018 année….) n’ont pas été remplies, 2018 a été une année un peu folle et émaillée de disques épatants. L’année française a été particulièrement surprenante avec des retours d’anciens, vivants (Alain Chamfort magnifique et qui vient s’incruster avec insolence dans notre trio de tête, Miossec, Dominique A, Murat) ou morts (Bashung, Polnareff), qui, sans retrouver l’enthousiasme d’antan, ont tenu leur rang; mais surtout avec de jeunes ou moins jeunes pousses qui se sont hissées aisément à la hauteur des meilleurs disques internationaux. On peut citer June Bug, Agar Agar et Pauline Drand du côté des voix féminines, mais aussi des groupes comme Grand Blanc, Portier Dean, Johnny Mafia, Cannibale ou Franklin, Orelsan, Stick ou Goune dans le champ rap et bien d’autres encore. La France est en ébullition et cela ne s’entend pas sur les radios, cela ne se voit pas à la télé. C’est l’un des miracles apportés par la crise et une vérité qui s’observe de tous temps et partout : c’est lorsqu’un pays va mal que sa musique est la meilleure. La France a ainsi tout un potentiel pour devenir l’Angleterre d’hier.
L’internationale des musiques mélancoliques
Côté international justement, qui se limite chez nous aux musiques anglophones (il faut le reconnaître), 2018 a rempli son rôle. Des confirmations d’excellence comme celles envoyées par Motorama, souverain encore cette année avec un album qui nous aura accompagné longtemps, Epic45, The Declining Winter, les surfeuses de La Luz, groupes dont on n’attendait pas autre chose que de se hisser, une fois encore, à leur propre niveau. Des groupes encore tendres qui ont fait des étincelles avec leur deuxième album : les Suédois de Hater nous ont enchanté avec leur pop sucrée et nostalgique, le belge Kris Dane a frappé un grand coup en livrant un album ambitieux et réellement somptueux. On a aimé retrouver The Molochs, Wild Nothing qui a claqué les tubes primesautiers en forme de bulles salvatrices, les toujours frais The Sea & Cake, Nils Frahm (rien de neuf à l’horizon mais toujours bien), le malaimé Twin Shadow, Malcolm Middleton, Luke Haines, Eels, moins décisifs peut-être mais toujours aussi précieux.
Et puis, il y a eu les révélations, les coups de théâtre, ceux qu’on n’attendait pas et qu’on ne connaissaient pas avant et qu’on aura écouté en boucle pendant de longs mois. L’avenir dira s’il s’agissait de coups d’éclat, de coups d’un soir ou de passions durables. Le grec Vagina Lips marche en tête de file avec un album venu d’ailleurs qui l’impose sur le podium et nous amène à reparcourir une oeuvre fournie et passionnante. On peut citer les Suédois de The Amazing qui y sont depuis presque dix ans et qu’on a redécouverts pour un In Transit sublime, Rue Royale, The Embassy (auteur du meilleur album de l’année pour ceux qui aiment New Order), les revenants Film School et aussi Niklas Parschburg (au rayon neo-classic, il s’impose sans peine, même face à la concurrence d’autres plus célèbres). On n’aurait pas misé un penny non plus sur Bill Ryder-Jones et pourtant sur la durée YAWN finit par s’imposer par sa simplicité, son émotion partagée : un magnifique album de rock américain fait par un Britannique.
A l’exception des Anglais de Bad Sounds qui s’amusent avec les genres, le point commun de toutes ces musiques est qu’elles opèrent dans un cadre relativement traditionnel et typé : celui de la grande internationale des musiques mélancoliques. Plus ou moins électro, plus ou moins électriques, plus ou moins acoustiques, mais d’une certaine façon scolaires ou faciles à identifier par leurs paroissiens/clients potentiels. La tendance qui voulait qu’on élargisse son registre et qu’on aille voir ailleurs a vécu. Chacun est rentré chez soi et ne semble plus avoir l’ambition véritable de s’exporter au-delà de sa propre chapelle, de sa propre tribu. Ce qui pourrait passer pour une limite ou une entrave à la créativité globale n’en est, en réalité, pas une : cet isolationnisme des genres nous offre 1001 voies possibles de creuser son sillon, de décliner sa peine, plus rarement sa joie, avec les moyens qu’on s’est donnés et dont on ne s’éloigne pas. La musique de 2018 est probablement plus confortable que celle d’hier. Elle voit moins loin mais plonge toujours aussi profond dans l’exploration de la condition humaine. Elle offre toujours autant d’émotions, de vibrations, de joies et de demi-déceptions. C’est pour cette raison qu’on y sera toujours, à l’écoute, avec bienveillance et passion, en 2019.
Top Albums 2018
1. Pauline Drand – Faits Bleus
2. Vagina Lips – Generation Y
3. Alain Chamfort – Le Désordre des choses
4. Bill Ryder-Jones – YAWN
5. The Amazing – In Transit
6. Hater – Siesta
7. Motorama – Many Nights
8. Epic45 – Through Broken Summer
9 et 10. Wild Nothing – Indigo et The Molochs – Flowers in the Spring
TOP Albums des rédacteurs
Benjamin
- Vagina Lips – Generation Y
- The Molochs – Flowers in the Spring
- Kris Dane – UNSUI
- The Amazing – In Transit
- Hater – Siesta
- Bad Sounds – Get Better
- Motorama – Many Nights
- Stick – Glossolalie
- Agar Agar – The Dog And The Future
- Epic45 – Through Broken Summer
- Pauline Drand – Faits Bleus
- Malcolm Middleton – Bananas
- The Dead Mantra – Saudade Forever
- Half Japanese – Why Not?
- Daniel Darc/Bill Pritchard – Parce que
- Cannibale – Not Easy To Cook
- Soccer Mommy – Clean
- June Bug – A Thousand Days
Denis
- Bill Ryder-Jones – YAWN
- Wild Nothing – Indigo
- The Amazing – In Transit
- The Embassy – White Lake
- The Sea & Cake – Any Day
- Motorama – Many Nights
- The Paper Kites – On The Corner Where You Live
- Epic45 – Through Broken Summer
- Twin Shadow – Caer
- Niklas Paschburg – Oceanic
- Hater – Siesta
- Film School – Bright To Death
- The Declining Winter – Belmont Slope
- Vagina Lips – Generation Y
- Jérôme Minière – Dans la Forêt Numérique
- The KVB – Only Now Forever
- Bob Moses – Battles Lines
- Nils Frahm – All Melody
- Ólafur Arnalds – Remember
- Rue Royale – In Parallel
Jean
- Pauline Drand – Faits Bleus
- Alain Chamfort – Le Désordre des choses
- Metro Verlaine – Cut Up
- Girls Names – Stains On Silence
- Erica Buettner – The Book of Waves
- France de Griessen – Orpheon
- Sandie Trash – Le French Peep Show
- Fantome – Mésopotamie
- Mira Cétii – Cetus
- Miss Kittin & The Hacker – Lost Tracks Vol.2
- Keep Dancing Inc – Restructuration
- U.S. Girls – In a Poem Unlimited
- NIN– Bad Witch
- Dominique Dalcan – Temperance # 2
- Frantic – It
HC : Breaking the Wave – Skin is the Limit
David
- Alain Chamfort – Le Désordre des choses
- Pauline Drand – Faits Bleus
- Vagina Lips – Generation Y
- Grand Blanc – Image Au Mur
- Bill Ryder-Jones – YAWN
- Dominique A – La fragilité
- Alain Bashung – En Amont
- Cat Power – Wanderer
- Malcolm Middleton – Bananas
- Tamino – Amir
- Hater – Siesta
- Jorja Smith – Lost & Found
- Rivulets – In Our Circle
- Léonie Pernet – Crave
- Mogwai – Kin
- Amen Dunes – Freedom
- Epic45 – Through Broken Summer
- Ned Collette – Old Chestnut
- The Declining Winter – Belmont Slope
EP
The Weeknd – My Dear Melancholy
Boygenius – Boygenius
Illustration : Photo d’une œuvre de Banksy.