On est rarement en pâmoison quand des acteurs se mettent à chanter pour les besoins d’un film. Cela donne presque toujours des trucs affreux et bien inférieurs à ce que feraient des chanteurs professionnels ou une comparaison assez pâle avec les versions connues des morceaux qu’ils interprètent. Joker Folie à Deux, l’album tiré du film et interprété principalement par Joaquin Phenix et Lady Gaga est probablement la foutue exception qui confirme la règle, et une initiative qui contribuera à brouiller longtemps les repères qu’on essaie d’installer entre musique originale d’un film, bande originale et objet cinématographique lui-même depuis plusieurs années.
Le film a été descendu un peu partout et c’est évidemment un scandale tant son audace est totale, sa folie majestueusement rendue et surtout son portrait de la dépression en chansons est formidablement servie par la performance de chanteurs de ses deux interprètes principaux. Certes Lady Gaga est avant tout une chanteuse avant d’être actrice et Joaquin Phenix ne cherche à aucun moment ici à faire chanter « autre chose » que son personnage, Arthur Fleck, ce qui lui permet de ne pas jouer au chanteur ou d’avoir l’ambition de concurrencer les crooners d’excellence du passé. La compositrice Hildur Guðnadóttir dont on avait commenté avec sévérité le « score » sur le premier épisode ne nous en voudra certainement pas… de ne pas recommencer en négligeant sa bande originale. Le principal intérêt du film repose évidemment sur les interprétations de standards proposées par le duo de comédiens et qui constituent la nature même d’un film qui évolue entre le réalisme assez brutal et cruel appliqué à la description de la vie des deux protagonistes et un monde imaginaire burlesque et cartoonesque. Le premier titre, Slap That Bass/Get Happy/What The World Needs Now, reçoit le renfort d’un invité de luxe, Nick Cave, qui vient crooner « bizarre » et faire mine de laisser sa voix dérailler sur le classique de Bacharach. Ce n’est pas la version la plus juste du tube, ni la plus gracieuse mais on est d’emblée confronté à l’ADN de cette musique « reconstituée » pour inquiéter et déranger.
Ce qui impressionne tout du long, ce ne sont ainsi pas les performances vocales des deux comédiens mais l’extrême application qu’ils mettent à bien chanter des titres iconiques en les « déplaçant » dans l’ordre de la raison et du beau de quelques millimètres. C’est ce glissement (définition assez juste de ce qu’est la folie, un espace parfois infime entre le normal et le délire, plus qu’un fossé ou un gouffre) qui rend For Once In My Life si incroyable, d’autant que les musiciens et les cuivres s’en donnent à coeur joie dans la précision et l’académisme. Le Joker donne l’impression d’être juste un gars qui chante sous sa douche ou dans son salon en y croyant vraiment et en s’époumonant pour personne. Si le film fonctionne aussi bien, c’est que cet « écart » qui est mis en scène dans Folie à deux est paradoxalement un écart commun, qui nous permet une identification aisée et automatique aux protagonistes. Ce qui sépare le normal du fou, c’est une couche de détresse supplémentaire et à laquelle on ne peut pas échapper. Lady Gaga est sublime sur le If My Friends Could See Me Now popularisé par Linda Clifford. La chanson, gaie et enjouée, est ici évidemment déplacée dans le champ/chant du fantasme complet, ce qui suffit à lui donner une tournure inquiétante.
Le seul reproche qu’on pourra faire à cette BO de 16 titres et d’une quarantaine de minutes (ce qui est finalement assez bref) est de reproduire la formule « standards » décentrés ou qui déraillent de bout en bout sans chercher à faire autre chose. La formule manque en soi de surprise et se répète de titre en titre. Mais la force des interprétations avec des chansons qui sont parfois démarrées « à sec » ou accompagnées chichement, à l’image du miraculeux Bewitched ou du bouleversant That’s Entertainment ou à l’inverse chargées en chantilly orchestrale (I’ve Got The World on A String) l’emporte sur toutes les réserves qu’on peut avoir. Ça sur-chante, ça surjoue, ça sur-déraille mais il y a de l’art, de l’émotion et de la beauté qui transpirent de partout. Que dire de la reprise de Brel et de son If You Go Away, si ce n’est qu’elle a rarement été aussi belle et douloureuse qu’ici ? Le titre français rivalise en détresse et en émotion avec un final littéralement irrésistible emprunté à Daniel Johnston. On peut penser que True Love Will Find You In The End est l’une des plus belles chansons tristes de la planète. Elle nous offre ici les deux meilleures minutes de musique et de justesse désolée de notre semaine.
Si l’expression (du fantasme contrarié, de la violence latente, de l’amour fou, de la folie douce puis brutale) est souvent attendue, on a rarement été confronté à une BO faite de bric et de broc (mais surtout de chefs-d’œuvre de la chanson populaire des années passées) qui soit aussi accordée à son sujet. La comédie musicale « de synthèse » (au sens où il n’y a aucune composition originale créée pour le film) résonne parfois de manière artificielle ou toc. En s’assumant comme telle (un rêve, un délire), elle déjoue ce travers pour résonner avec une justesse tragique et mélo-dramatique qui est sidérante et fascinante. Tout le film est là, tout le film s’écoute et se revoit/réécoute avec un disque. C’est une fusion magnifique et un exemple presque unique où la BO peut remplacer avantageusement le film ou le contenir tout entier.
02. For Once In My Life
03. If My Friends Could See Me Now
04. Folie A Deux
05. Bewitched
06. That’s Entertainment
07. When You’re Smiling
08. To Love Somebody
09. (They Long To Be) Close To You
10. The Joker
11. Gonna Build A Mountain
12. I’ve Got The World On A String
13.If You Go Away
14. Gonna Build A Mountain (Reprise)
15. That’s Life
16. True Love Will Find You In The End