Joseph Fisher, alias Antoine Bourguilleau, carbure depuis longtemps au verbe craché, à la pop française insoumise. Pourquoi insoumise ? Car Antoine, tout comme Matthieu Malon, refuse de tricher, de faire le beau avec la tradition musicale d’ici.
Pour lui, il s’agit de revenir vers une certaine pureté des sentiments, dans toutes leurs crudités, leurs abnégations, leurs vérités. Une démarche nécessaire aussi bien pour l’artiste que pour l’auditeur : ce dernier, qui en a marre de s’enquiller des refrains sans fond, devrait accueillir Chemin vert, premier album de Joseph Fisher, comme un nécessaire retour de la chanson ou de la pop française, avec le dernier Matthieu Malon, vers ce qui nous manque actuellement : l’identification. Nécessaire, quémandée.
Photo : Joseph Fisher par Jean-Fabien Leclanche.
Il semble que l’enregistrement puis la diffusion de ton premier album s’apparentèrent à une sorte de parcours du combattant. D’autant plus que ton EP initial, Premières prises, remonte maintenant à longtemps. Peux-tu revenir sur l’après Premières prises, et pourquoi Chemin Vert sort bien plus tard ?
Premières prises est sorti en vinyle fin 2014, donc il s’est écoulé un peu plus de quatre ans. Bizarrement, pour l’album, on l’a enregistré en deux jours en 2017, avec Paul et Alan, chez Josh au ventre de la baleine à Pantin. Les voix et les overdubs ont été faits en deux jours aussi. Et après ce fut un peu compliqué. Je devais sortir le disque avec un label plein de bonne volonté mais avec les yeux un peu plus gros que le ventre. Au final son appui s’est résumé à des conseils de stratégie (que je n’ai globalement pas suivis) et à des démarches pour une distribution sur les plateformes de streaming. Pour le reste, j’ai tout payé de ma poche et par le biais d’un Crowdfunding via Microcultures. Mais là aussi c’était un peu compliqué, parce qu’ils étaient en train d’abandonner cette activité pour se recentrer sur la production, la distribution. Objectivement si j’avais tout fait tout seul, j’aurais sans doute pu sortir l’album début 2018. Après, voilà : je ne suis pas un artiste reconnu. Je n’ai pas de contrats, ni même de statut. Je travaille, je paie mes factures, je tente d’élever mes enfants. La musique, malgré son importance cardinale, est cette chose fragile qui se glisse entre les blocs durs de la réalité et de ses contingences.
Je me souviens des réactions, assez dithyrambiques, concernant Premières prises. L’engouement critique est-il, selon toi, un critère toujours valable pour qu’un musicien français puisse dorénavant espérer vivre de sa passion ?
Bulle de filtre mon cher. Oui j’ai eu une belle réception, mais dans un cercle assez restreint il faut bien le dire. On peut naturellement se foutre de la réception du public, mais jusqu’à un certain point à partir duquel ce n’est plus tenable, il faut bien se l’avouer. Avoir l’impression de prêcher dans le désert est peu gratifiant et assez décourageant et on a beau se dire qu’on ne fait pas ça que pour la reconnaissance, on le fait aussi, non pour être reconnu dans la rue, mais parce que cet appui, cet accueil est une forme de validation. Pour le reste, je pense que c’est de plus en plus difficile d’en vivre. Les places sont rares et chères, et c’est compliqué pour tout le monde.
D’un point de vue économique, tu disais que le propre d’un musicien est d’être dans la dèche – sauf durant les 50’s jusqu’aux 90’s. Il est vrai que depuis le milieu des années 90, du moins en France, la situation d’un musicien intègre est très délicate. Comment vis-tu cette position finalement paradoxale : te mettre à nu en musique, et ne pas recueillir le soutien d’une structure, d’un label, qui insisterait sur ton côté identificatoire avec l’auditeur ?
Je vois ce que tu veux dire même si je ne sais pas ce que c’est vraiment qu’un musicien « intègre. » A mon sens, il faut quand même une bonne dose de cran pour monter sur scène et défendre ce que tu as à proposer, musicalement, littérairement. J’ai du mal à croire que des artistes font tel ou tel choix artistique, fussent-ils « dans l’air du temps », « dans le vent », sans y croire un petit peu parce que sinon c’est intenable. J’ai beau m’amuser à observer certains virages synthé années 1980 + chant en français chez des artistes qui n’étaient pas du tout sur ce créneau il y a encore peu et y voir parfois une forme de changement d’axe propre à devenir bankable car le chant en français fluo est passé du statut de ringardise totale à celui d’avant-gardisme expérimental (mon dieu, chanter dans sa propre langue, quelle audace folle !) très prisé médiatiquement, je me refuse à imaginer qu’il n’y a là que de l’insincérité. Et accessoirement, si la validation par la presse faisait vendre des disques ça se saurait. Je crois en effet qu’on est revenu à un métier de crève la faim et sans dire que cela me ravit, j’ai tendance à dire que ça fait le tri. Si tu veux te faire du blé et faire tomber les filles, la chanson française, la pop en français n’est pas le bon créneau. Et c’est pas très grave, voire, ce n’est pas plus mal.
Faut-il enregistrer puis dorénavant s’endetter afin de proposer une musique personnelle ? Parce que tu ressens la nécessité de te livrer, voire même d’offrir une partie de ton être. Pourquoi les labels refusent donc d’offrir aux gens de notre génération (je suis un peu plus jeune que toi, mais pas trop) des disques qui nous parleraient bien plus que tous les très vagues slogans français que nous nous fadons actuellement ?
Ca revient à ce que je te disais à l’instant : les caisses sont vides et le blé tombe toujours globalement sur les mêmes. J’en suis assez détaché, même si cela peut me blesser un peu, parce que finalement je sors mon premier disque bien trop tard pour espérer faire carrière, si cette expression a encore un sens, autre que celui de creuser indéfiniment ! Les labels ont toujours été là pour gagner des ronds et je n’ai pas de problème avec ça, c’est aussi une industrie. Mon problème est bien davantage celui de la société de marché dans son ensemble et cela dépasse de loin cette question. Par ailleurs, je suis aussi revenu du tropisme méchantes majors – gentils indés, parce qu’il y a quand même de belles bandes d’escrocs chez les indépendants, mais j’ai bien compris que cela n’est pas ce dont tu parles. Je crois que Zappa disait qu’il regrettait la première période des maisons de disques, à ses débuts, avec des gros mecs qui fumaient des cigares et qui signaient tout ce qu’on voulait, du moment que ça se vendait, et n’y connaissaient rien ou pas grand-chose en jazz, en arrangements. Du coup on lui foutait une paix royale. C’est génial que quand Miles Davis propose comme titre « Bitches Brew » pour un album, la réaction en interne n’est pas « il n’en est pas question » mais prend la forme d’une note de service avec cette simple phrase : « Please advise ».
Je te rejoins par contre sur le fait d’avoir le sentiment d’être envahi par de la musique qui ne dérange personne avec des paroles qui ne vont pas te faire suffoquer quand tu beurres tes tartines. Mais en même temps c’est la règle. C’est aussi comme ça qu’en France, Sardou a constitué son image de mec qui fout les pieds dans le plat. C’était pas très compliqué quand tu vois la platitude du reste. Mais c’est plaisant aussi. On ne peut pas lire qu’Artaud ou Dostoïevski. De temps en temps, un petit livre simple et sans prétention fait du bien aussi.
Revenons sur Premières prises. Après celui-ci, pensais-tu déjà enregistrer un album constitué de certains titres du premier EP et de nouveaux morceaux ?
Oui, je pensais que tout allait s’enchaîner très vite, mais j’ai traversé une grande période de turbulence personnelle et affective. Beaucoup de choses ont changé. J’étais arrivé à un bout de mon existence où par égoïsme et un peu d’inconscience, j’avais blessé des gens, dans une sorte de virée toujours plus rapide. Il m’a fallu trouver le frein, me poser. Me calmer. Je suis un éternel inquiet, pour moi et aussi pour beaucoup de mes proches.
Tu jouais auparavant au sein de Superdrug et Panama. Suite à ces expériences musicales, tu as mis beaucoup de temps avant de revenir sous ton propre projet Joseph Fisher. Avais-tu abandonné la musique ? Attendais-tu un déclic pour te lancer en solitaire dans l’arène ?
Le déclic m’est venu d’une séparation. C’est original, hein ? Parfois les séparations sont des libérations. Et ce fut le cas. Je m’étais enferré, enfermé dans une relation extrêmement toxique et cet album, ces chansons, sont une manière de refermer la porte derrière moi et de jeter la clé. Elles m’ont aidé à le faire. En plus j’ai vraiment fait ça délicatement en ne laissant finalement entrevoir de ce champ (chant ?) de ruines que sa part de lumière initiale. Le reste, les traces de doigts gras sur les jolies photos, les « plus chouettes souvenirs qui tirent une de ces gueules » comme disait Ferré, elles sont restées dans le filtre.
Lorsque tu as commencé Joseph Fisher, ressentais-tu un besoin de tout dire, de cracher des choses, d’expulser les vipères ? Car ta musique, volontairement à l’os, mais aussi tes textes hyper perso, refusent, je trouve, le mascara ou le faux-semblant.
Étais-ce pour toi une façon de signaler un manque français (l’artiste qui se livre en toute honnêteté) ou bien suivais-tu un instinct qui t’obligeait à écrire ces mots car tu n’avais pas le choix ?
C’est effectivement un non choix, je crois que sans musique, sans cette libération et cette élévation que je ressens à jouer, ma vie serait morne voire vide de sens. La guitare est un instrument avec lequel on fait corps, un prolongement, un embarras et une protection – on joue derrière et c’est commode. Pour ce qui concerne les textes, j’ai toujours fait le choix de ne pas poétiser, euphémiser, d’éviter les images et les clichés, de laisser les mots venir et de ne pas trop les toucher une fois qu’ils étaient sortis. Il y a de l’urgence, bien sûr, mais il y a aussi la volonté je crois, de dire les choses simplement, sans détour, de ne pas tourner autour du pot. Ce qui ne veut pas dire que je sois rétif à la poésie, au contraire : des artistes comme Orso Jesenska, par exemple, ou Mocke, me touchent beaucoup et sont clairement plus dans cette veine onirique, mais qui n’est pas la mienne. Je suis bien plus près de l’économie de Brassens que des envolées lyriques de Ferré. Non que je me compare au premier, ce serait ridicule de prétention – mais c’est quand même le champion de la poésie abrasive et surtout de la formule qui embellit les choses : cette idée du type « qui passe sa mort en vacances » sur la plage de Sète est superbe.
Questions musicales : l’influence des Smiths, des Pale Fountains ou de Felt ? Car, face à tes chansons, on pense bien plus aux anglo-saxons qu’au patrimoine français…
Je ne peux naturellement pas nier des influences plus anglaises qu’américaines ou françaises dans ma manière de composer. Les musiques viennent généralement les premières et guident les paroles. Mais je crois qu’il y a aussi des influences plus latines, et notamment brésiliennes dans certaines de mes constructions ou certains choix de couleurs et d’accord mineurs qui n’arrivent pas à se résoudre tout à fait à la tristesse.
L’avenir Joseph Fisher ? Les prochains mois avec la sortie de Chemin Vert ? Des concerts ?
Tu connais la chanson : les salles veulent bien te programmer si tu as de la presse et la presse parler de toi si tu fais des concerts. Les journalistes et les programmateurs devraient s’appeler plus souvent. Le disque s’est déjà bien vendu : plus de 100 exemplaires avec le Crowdfunding et j’en vends plusieurs par semaine via Bandcamp. Si tout va bien, je devrais faire la release party dans une belle salle parisienne que j’aime beaucoup, mais rien n’étant confirmé, je préfère ne pas m’avancer. Pour la suite je ne suis pas très inquiet. J’ai déjà de nouvelles chansons, dont certaines sont terminées et qui, cumulées aux autres, devraient me permettre de sortir un double album, mais je vais déjà laisser Chemin Vert vivre sa vie et, sans doute, sortir des EP dont le premier, je l’espère, dans un an. Je n’ai pas envie de me retrouver à nouveau dans le long silence.
Quels sont les artistes ou les albums que tu apprécies actuellement ? Es-tu toujours dopé par la nouveauté ?
Ça fait des années que je suis vieux, mais j’écoute ce qui sort, notamment en français, comme le nouvel EP des Lignes Droites ou l’album de Matthieu Malon (Le pas de côté).
Justement, tu viens de jouer avec Matthieu Malon à Paris. Peux-tu décrire ce qui vous assemble, ce que tu aimes chez Matthieu ?
Nous avons je crois beaucoup de choses en commun à commencer par celui d’être des musiciens et des papas. Ca va te paraître idiot mais ça compte. La paternité m’a permis de me rendre compte qu’il y a des choses plus importantes que de rater un couplet sur scène. Par ailleurs, nous avons je crois des gouts musicaux communs, mais une approche différente, sauf sur les textes. Je trouve que nous avons quelque chose de commun dans l’écriture, sans faux semblant et très personnelle. Jouer ensemble était sans doute logique. Nos deux albums sont sortis à moins d’une semaine d’intervalle, c’était donc une occasion à saisir. Et je suis content qu’on ait eu l’occasion de le faire.