Célébré pour sa partie de chamboule-tout à Orly avec un autre rappeur, Kaaris est avant tout, depuis six ou sept ans, la figure dominante d’un rap hardcore mâtiné de trap et assaisonné de punchlines radicales. Son album Or Noir Part 1 reste un sommet du genre et a posé les bases d’une musique extrêmement directe, vulgaire, sexiste et qui s’amuse des figures dérivées du gangsta US en les prolongeant par des textes au premier degré. En livrant ce volume 3 de sa série fétiche, Or Noir, Kaaris ne cache pas ses intentions : il s’agit de redynamiser une carrière qui (comme à chaque fois) a eu tendance à se banaliser avec le temps et de toiletter (aux yeux des siens) une image qui n’a pas forcément été servie par la surexposition médiatique. A cet égard, Or Noir 3 fonctionne comme il se doit : Kaaris choque, hypersexualise ses métaphores et s’appuie sur des instrumentales bien conçues proposées par des beatmakers comme MoC, Double X ou Drama State pour porter un discours provocateur et délibérément… illégal.
L’album démarre par l’impeccable Chien de la Casse. Le titre est habile, incisif et le texte efficace et bien écrit. L’instru est minimaliste, délicatement relevée de quelques notes d’électro bienvenues. Kaaris s’y présente en majesté : militaire, obsédé par le sexe, l’argent et armé jusqu’aux dents. Il rappelle ses origines du 93 (Sevran) et, sans élever le ton, laisse présager sa force de frappe. « Je suis la mauvaise graine qui veut tous les désherber », chante-t-il le plus calmement du monde. « Chien de la casse, j’ouvre le Sas, full aux as, kalach/famas, Fuck la date d’ouverture de la chasse ». Le deuxième morceau, Monsieur Météo, pâtit d’être organisé autour d’une punchline complètement foireuse et qu’on se traîne sur près de trois minutes. « Pute ne trouve pas le sommeil, pourtant l’anus porte conseil ». Dommage car l’instru est impeccable et le morceau bien fichu. Kaaris en fait parfois trop et sature son texte de formules hypersignifiantes qui finissent par se neutraliser. Trop de punchlines tuent la punchline. Briganté, avec Mac Tyer et Sofiane, démarre formidablement bien, en jouant sur la parenté avec les narco-trafiquants et en lançant quelques clins d’œil vers l’Affaire. Le titre est salopé par l’usage de filtres vocaux et autres Autotunes mais s’achève en fanfare pour constituer l’un des moments forts du disque. Kaaris incarne à merveille la France des bas-fonds, des trafiquants et des bandes. C’est une France affreuse, en partie fantasmée, mais qui terrorise aisément l’amateur de rap, blanc comme nous, à coups de mise à distance de la norme et d’hyperviolence. « Je suis de la France qui se lève tôt mais juste pour découper ma gue-dro ». C’est dit. A aucun moment, il n’y aura ici de contenu politique ou social : Kaaris est de son temps, neutre et radicalement absent de la scène sociale. C’est une faiblesse et une force : sa rage est tournée contre le monde, contre ses semblables et épargne soigneusement toute figure d’autorité réelle pour ne s’exprimer que dans le verbe et la sublimation. On peut trouver cela indigent ou, à l’inverse, célébrer cette situation volontairement marginale.
Gun Salute et Golf7r apparaissent bien pâles à côté de cette entrée en matière puissante et agressive. Kaaris chante mal, abuse de l’autotune et des effets mais laisse s’exprimer une certaine sensibilité. Quatre ou cinq morceaux en deviennent inécoutables comme le sinistre Dévalisé. Kaaris n’y peut pouic : c’est la loi du genre. Le traitement des morceaux downtempo est systématiquement défiguré par des filtres vocaux qui sabotent le travail d’écriture. C’est une malédiction propre au genre. Personne n’échappe à cette mode idiote. On reste sceptique tant la production est pénible à suivre sur ces titres alors qu’on aurait aimé apprécier le propos dans le plus simple appareil.
A tout craindre, on préférera toujours un bon morceau de trap comme l’énorme Livraison, morceau bad ass et brutal, dépouillé et extrêmement puissant, à des morceaux plus sophistiqués ou fabriqués. Kaaris varie les ambiances pour se raconter. Sur Aieaieouille, l’autobiographie est savoureuse et s’énonce sur une ambiance plutôt festive. On dirait du MHD, joueur et répétitif, ambianceur presque. C’est un titre très réussi où le son amène une certaine musicalité et où le flow du rappeur gagne quelque peu en fluidité. Les instrus proposent des solutions au rappeur pour s’animer et éviter la répétition, tandis que quelques featurings fonctionnent à merveille à l’image de l’intervention punchy de SCH. On signalera ainsi l’excellent Ca On La, l’électro exploratoire de Détails ou encore la ligne de piano sur le chouette Cigarette. Paradoxalement, alors que Kaaris en fait des tonnes à l’arrière-plan, Or Noir brille autant pour ses musiques que pour le flow de sa star. L’ambiance est sombre. Il y a des mitraillettes, des morts dans tous les coins et des outrances sexuelles permanentes. Or Noir crée un effet tunnel, une saturation des émotions qui fatigue dans la durée mais renvoie finalement l’idée d’une oppression, d’une urgence et d’une frénésie ambiante entièrement tournées vers les cibles gangsta habituelles : la chatte, la drogue, les millions, le meurtre. La musique et les mots de Kaaris ne laissent pas indifférents. Ils disent l’urgence et l’affirmation d’un territoire en marge des lois communes, l’existence d’un outremonde dont on n’a plus l’idée, ni même une représentation fidèle ailleurs que dans ces récits mythologiques. Est-ce que Kaaris chante quelque chose qui s’apparente à une réalité existante ? De quel type de récit s’agit-il ?
L’album se referme avec l’assez classe Douane, plongée hypnotique qui rappelle l’immersion poudrée d’un Miami Vice version Michael Mann. « N’oublie pas qu’on fait du sale. Faut que je passe la douane. Faut que je passe le péage. Des traces de poudre sur mon parcours. Pour te faire la course, je te donne la foudre. Sur mon drapeau, il y a 9 et 3.» C’est pour nous le morceau le plus beau et le plus équilibré ici. On oubliera l’atroce Comme un refrain, quinzième morceau et faute de goût énorme qui serait à deux doigts de déqualifier la crédibilité de toute l’entreprise. « La balle rentre dans ta tête comme un refrain » Et puis quoi encore ?
Même s’il se disperse à vouloir plaire aux tendres comme aux gros bras, même s’il est écartelé trop souvent entre différentes obédiences sonores, Or Noir Part 3 n’en reste pas moins un album solide et à la hauteur des précédents opus de la série. Kaaris opère dans un territoire assez restreint du rap, sorte de survivance des années 90 qu’il a réussi à recycler pour l’ère moderne. Les gangsters d’aujourd’hui sont plus discrets, si bien qu’il finit par faire office d’ancêtre et de dinosaure à force de porter la figure de Tony Montana sur son tee-shirt. Encore quelques albums, et ce gars sera bon pour un remake des Tontons Flingueurs, férocement pittoresque et bon à mettre au musée. En attendant, Kaaris nous fout quand même un peu les jetons avec ses mauvaises manières et c’est bien ce qu’on lui demande. C’est un roc de rage, de muscles et de haine rentrée, un Tartarin tchatcheur de la came et du plomb, un Lover de bukkake et de chattes en chaleur. Chien de la casse et chien de sa classe qui s’ignore, ce Kaaris là est une énigme.