Kris Dane / Levitate
[Mongrel Brothers Entertainment]

8.8 Note de l'auteur
8.8

Kris Dane - LevitateKris Dane a longtemps été un chanteur comme les autres. Cela n’est pas péjoratif. Il était bon lorsqu’il évoluait au sein du groupe Ghinzu. Il l’est resté dès qu’il s’est établi en solo pour des albums rock mâtinés de blues et de folk qui, très tôt, ont présenté des caractéristiques… inattendues. On se souvient de sa performance vocale sur l’un de ses premiers morceaux, Honestly (c’était il y a plus de 20 ans), qui ne trompait pas : Kris Dane a toujours cherché à produire une musique singulière. Sur Rise and Down of A Black Stallion (2008), il exprimait pour la première fois son amour de l’Ouest et des chevaux. L’album était lui-même inégal mais embarquait quelques pièces comme le somptueux The Devil Racks My Soul qui, à l’écoute de Levitate, sont bien l’oeuvre du même homme. Sur ce disque en particulier, Dane sonnait, dans les meilleurs moments, comme une version européenne (Belge) de Will Oldham, ce qui n’est pas donné à tout le monde. L’homme a continué à grandir et à évoluer. Il a été plus pop (Rose of Jericho), plus rock, avant de trouver ce qu’on considérerait comme « une nouvelle voie » (si cela ne condamnait implicitement ce qu’il avait fait avant) avec l’exceptionnel U.N.S.U.I, sorti il y a trois ans et dont on avait pensé et écrit le plus grand bien. Le disque trahissait un équilibre parfait (et qu’on pensait difficile à reproduire) entre une présence terrestre (une voix, une guitare, le folk, des considérations assez simples) et une aspiration au voyage et au sacré qui relevaient autant de la musique que de la poésie.

L’éthique du cowboy

Levitate, septième album du chanteur Belge, reproduit le miracle en transposant cette recherche d’équilibre dans l’univers improbable d’un ranch…. L’histoire est improbable (on la vérifiera) mais il semble que la vie de Kris Dane a changé depuis quelques années. L’homme est devenu père et a quitté la ville pour la campagne où il a développé un élevage de chevaux. Expliquer à quoi ressemble le disque à partir de faits autobiographiques ne nous mènera pas bien loin mais on peut facilement trouver dans la proximité de Dane avec les grands espaces (belges) et la présence intime de l’enfant/poulain et des animaux, le rythme propre qu’il donne à ses chansons. Car comme sur U.N.S.U.I, ce n’est pas tant à un album de guitares qu’on a droit qu’à un type qui joue avec le temps, le laisse filer entre ses doigts, et tente d’en saisir le passage à travers ce qu’il laisse de traces, de caresses, de témoignages sur sa propre vie. Levitate est aussi folk qu’il est soul. C’est un disque qui évolue au ralenti, dont on entend chaque temps nous tomber dessus, chaque balai se poser sur la peau tendue comme on donnerait le rythme à un trot allègre et bienveillant. Les morceaux sont amples, étendus et vastes comme des plaines d’herbes hautes. On descend le somptueux Long Distance, un classique instantané, comme on marcherait vers le soleil couchant, fier et heureux d’être invité enfin dans sa tanière du soir. Melody évolue sur une rythmique quasi identique, un autre battement de cœur sur lequel on aligne la pulsation du nôtre. Le morceau est lumineux, amoureux et plein d’attention à l’autre. Johanna fait immanquablement penser au romantisme de Scott Walker, mais en version pastorale. L’ouverture Hegemony n’est pas loin d’être le morceau le plus envoûtant du lot. C’est un sas vers un monde inquiet et conscient où l’homme a pris la main (le titre) sans vraiment savoir qu’en faire. Le chant de Dane exprime la fragilité de notre condition, en même temps que la responsabilité d’avoir mené tout le monde au bord du précipice. La résolution est trouvée aux portes de l’espace dans une fusion mystique avec le grand vide cosmique. Il faut un sacré courage pour ouvrir un disque sur ce tempo là, mais Dane réussit à nous faire entrevoir des enjeux qui nous dépassent sans jamais cesser d’être à hauteur d’homme.

C’est ce rapport d’homme à homme qu’on va retrouver sur la majeure partie des chansons du disque et notamment à partir d’un Palooza qui sonne étonnamment proche de ce que fait Bruce Springsteen depuis des années : regarder le réel les yeux écarquillés et ressentir à quel point il est noble et moral à sa façon, mais aussi fendu et fragilisé par l’époque. Le jeu de guitares et les effets de production ajoutent à cette grandeur d’âme, à cette majesté apparente, en créant un crescendo que le chant vient déplacer vers l’univers habité et contemplatif de U2. Dane fait The Edge et Bono à la fois. Sa musique se tient à l’écart du rock FM, de l’Americana et de la pop, pour proposer un mélange de country rock et de soul éléctrique peu courant. The Farm reste sous le charme d’un environnement familier où les chevaux inspirent de nouvelles formes d’existence. Dane porte un regard attendri sur sa compagne qui porte la vie et s’émerveille de ce que le monde a à lui offrir. Le piano et le synthé viennent saluer la solennité de l’instant, contemplatif et qui agit comme une révélation. Levitate a beau s’écrire dans ce qui devient progressivement une bulle protectrice, Dane n’en oublie pas moins l’engagement. Sur le curieux Say, il adresse une lettre désabusée aux dirigeants du monde. « Before the end is near, say a little message to the world leaders, say, we’re dying here for love and revolution/ We’re dying from atmosphere and pollution/ Who’s gonna take us through the dark night of the soul ?» Il y a une honnêteté éblouissante dans la livraison (le chant sur le dernier tiers est magistral) qui transcende la relative innocence de l’adresse. « Ce n’est pas le bon moment. », chante le Belge. « Ce n’est pas le bon endroit. », comme si sa tentative avait d’emblée vocation à se perdre. Sans doute n’y a-t-il pas grand-chose à gagner à poser le débat au niveau universel ainsi. River Kiddo s’en revient au refuge comme si c’était bien le seul endroit où le corps et l’âme peuvent panser leurs plaies.

Soul Springsteen

Il y a dans ce Levitate, une forme d’éthique du cowboy, cette idée selon laquelle il faut se retirer à temps si on veut sauver sa peau mais ne jamais craindre de faire opposition aux vents contraires. Les six minutes de River Kiddo sont à cet égard remarquables dans le mouvement qu’elles organisent. La première partie, marquée par la contemplation placide du paysage, va se déverser dans un final bouillant et tumultueux, emmené par le déchaînement des guitares/éléments. C’est sous cette patine pourtant ultra-classique, mais parfaitement exécutée, que Dane touche à l’universalité (électrique), avant de s’envoler et de léviter sur un morceau-titre épuré et léger comme l’air. Levitate sonne comme ce qu’il reste quand on a (presque) tout enlevé. On pense au jeu d’un George Harrison, proposant une séance de méditation à ses amis, et dévoilant aux frères assis à ses côtés la beauté dans le plus simple appareil. L’album se termine paradoxalement sans emphase, comme si à travers ce dernier morceau Dane faisait un dernier pas vers l’ascèse et le dépouillement. Le tempo s’éteint et ne laisse derrière lui que le souffle de la voix, la respiration, un éclat de beauté, déposé à nos pieds.

Sous ses airs classiques, Levitate est un grand et bel album poétique. Il prolonge la magie d’U.N.S.U.I en substituant à ses paysages exotiques et chauds une proximité ralentie peuplée d’êtres chers, d’animaux et de tourbe fière. Kris Dane y sublime son personnage d’homme vieilli, hanté par l’époque et revenu de quelques défaites, sans céder sur le rock et la bravoure. Ce repos du guerrier est probablement le plus bel album de rock qu’on a entendu depuis des lustres.

Tracklist
01. Hegemony
02. Melody
03. Johanna
04. Long Distance
05. Palooza
06. The Farm
07. Say
08. River Kiddo
09. Levitate
Ecouter Kris Dane - Levitate

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