Kris Dane / U.N.S.U.I.
[PIAS]

9 Note de l'auteur
9

Kris Dane - U.N.S.U.I. Il y a parfois dans l’histoire du rock des instants magiques où un bon bourrin se transforme en un cheval de course. Ce qui est arrivé à Mercury Rev avec Deserter’s Songs, à Radiohead avec OK Computer se produit avec Kris Dane sur le formidable album qu’est UNSUI. Artistiquement parlant, il s’agit d’une métamorphose, d’une transfiguration, d’un saut quantique comme si une équipe prometteuse, mais pas complètement décisive jusqu’ici, se mettait en tête de remporter la Coupe du Monde en développant de surcroît un jeu à tomber à la renverse (toute ressemblance avec….). U.N.S.U.I. est un immense album de folk rock, de country planante et d’ambiance voyageuse. On avait à sa sortie mis en avant les belles qualités de son prédécesseur, Rose of Jericho, un album qui fonctionnait bien mais qui sortait finalement assez peu du registre qu’il s’était donné. Cette fois-ci, Kris Dane déborde de partout, embrasse et enceint un périmètre dont on aperçoit à peine les frontières tant il est vaste et aux contours incertains. On pense à Scott Walker pour cette manière de faire durer les sons et de dépasser sans arrêt les genres et les fonctions, au Jacques Brel des Marquises pour la belgitude (flamande ici), le rapport aux Iles et cette manière de prendre le peu de temps qu’il reste pour l’étirer et le savourer en voyage. Mais la similitude avec ces deux-là ne sautera pas plus aux oreilles que d’autres comparaisons : Kris Dane a la virtuosité d’un Sufjan Stevens dans les arrangements, la sérénité solaire (mais positive) d’un Sophia, la chaleur vocale d’un Springsteen et la classe de velours d’un Chet Baker.

UNSUI fait référence à une notion chinoise (piquée sur un paquet de thé poétique) qui désigne à la fois l’eau et les nuages. C’est un mot énigmatique qui, associé à la pochette sublime de l’album, met dans de bonnes dispositions pour s’immerger dans une musique qui nous déborde d’emblée. All est une ouverture somptueuse, économe et millimétrée. C’est une chanson pop qui traîne tout en progressant et n’enclenche jamais la première vitesse, une forme d’introduction et d’ascèse à la fois dépouillée et déjà pleine de vie et de notes. On aura tout du long ce sentiment avec Kris Dane, dont la voix est d’une chaleur invraisemblable, d’être confronté à la poésie d’un Saint John Perse, si simple et aérienne et en même temps gorgée de vie et d’émotions. Les chansons ici prennent leur temps ce qui explique leur durée atypique. All émarge autour des 7 minutes et on en aura quelques autres, dont l’incroyable Shades, dont on a déjà parlé, qui parce qu’ils ont cette forme là et ce tempo ont un pouvoir sur nous qui dépasse de beaucoup ce que font et provoquent les chansons d’ordinaire.

50 Shades of classe

Les morceaux qui suivent sont comme enregistrés en sourdine, avec cette autorité et cette douceur jazzy qu’on associe d’ordinaire au son de la trompette. Charity est un gospel au ralenti, une balade bluesy et soul à l’américaine qui balance et ondule comme on dansait hier avec une Melanie De Biaisio… au masculin. La voix de Dane module à la perfection, évoluant tantôt dans un crooning grave et appliqué, tantôt dans un registre plus léger et aigu où transpirent la fragilité et l’envie de s’élever. Cet état d’esprit élève des morceaux plutôt anodins (Requiem, le magnifique blues de Colombo) à des hauteurs invraisemblables en leur conférant une profondeur et une intensité que ne suggèrent parfois pas leurs paroles. La qualité de la production est spectaculaire. Dane joue sur l’intensité du son, sa profondeur, dévoilant au fur et à mesure des niveaux de résonance qui enrichissent la texture du tout. Après trois morceaux, on en arrive bien entendu à Shades, le morceau qui a lui seul fait de cet album un chef d’œuvre. Il faudrait mener une enquête entière pour savoir d’où vient ce morceau, s’il est né d’un seul tenant ou provient d’un travail à la découpe. Il n’y a pas une seconde de trop sur les 16 minutes et 25 secondes de ce monument. C’est un morceau-univers qui pose l’ambition du Belge et écrase à sa façon tout le reste. « Après ça, on peut mourir tranquille », disait l’autre. C’est exactement ça : le bien-être, la plénitude. Shades est une chanson qui fait ressortir le soleil et le sable, le corps et les cellules de la peau comptées une à une. C’est un morceau d’abandon et de sensualité, un morceau en couleurs, plein d’amour et de jazz. Raconter tout ce qui s’y passe n’aurait pas de sens mais le titre est plus long et expressif qu’un film entier. Il n’y en a pas deux comme lui cette année.

Difficile évidemment après ça de se récupérer. La descente est amortie par une série de chansons incroyablement belles et réussies. Dane est d’une délicatesse irrésistible sur le sucré Someone, attentionné sur l’émouvant Father. L’influence américaine est évidente. On croise les fantômes de Springsteen et de Johnny Cash mais aussi des influences plus grassroots, comme un air de ressemblance vocale avec The White Buffalo. Plus que la force des mélodies, ce sont les percussions au balai qui donnent le ton des chansons. Horizon est pop et triste comme du Nick Drake avec des accents soul dans la voix qui assouplissent la matière et renvoient au sentiment d’errance et de dérive voyageuse. Cette notion de prendre la tangente ou de bailler aux corneilles est omniprésente ici. UNSUI est un disque de prise de distance (les textes sont plutôt abstraits et désincarnés), de voyage désorganisé, un disque donc qui se construit en partie contre l’air du temps. Il y a de l’anachronisme dans un morceau comme Paradiso qui renvoie à une sorte d’âge perdu où l’on s’enflamme pour un rien et où le chant et l’amour consument les hommes. Kris Dane, et c’est une caractéristique qu’il a toujours eu, évolue dans un univers bien à lui, aussi bien vocal que… vestimentaire, un inframonde fait de romantisme et de belles idées qui fait écho parfois aux débuts du rock et aux années 50. Il a sur lui et en lui cette classe et cette nostalgie des pionniers, ce qui ne l’a jamais empêché de faire sa culture dans les années 90.

Typee musical

Les derniers titres de l’album ont ce charme intemporel. C’est le cas du très beau Mangrove dont la dernière minute est grandiose mais aussi du final Chapel qui donne l’impression de clore le voyage par une forme de célébration, de mariage ou d’arrivée dans un nouveau chez soi. On peut avoir envie de voyager et ne pas céder sur la qualité de l’accueil et le confort d’une maison. Kris Dane fait penser à l’Herman Melville de Typee etOmoo, un de ces types héroïques qui prennent la mer pour foncer vers l’inconnu mais apprécient de rentrer à l’heure pour la soupe. C’est avec ces gars-là qu’on peut sentir et profiter du meilleur des deux mondes : l’aventure et la sécurité domestique, l’émerveillement exotique et le repos du guerrier. Chapel en fait presque un peu trop dans le prêchi-prêcha en faveur de la fraternité universelle. C’est peut-être le seul reproche qu’on fera à Kris Dane sur cet album. Son idéalisme, très présent dans des textes un peu trop généraux et généreux, nous paraît parfois trop tendre pour la cruauté et le cynisme du monde moderne.

UNSUI n’en reste pas moins un triomphe et une immense réussite. On peut aimer les trucs qui remuent, le punk, adorer se faire assommer vivant et tomber interdit devant la beauté, l’amplitude et le foisonnement d’un tel essai. Dane est l’eau et le nuage à la fois. Il est aussi la vapeur et la glace brûlante. Sa musique fait l’effet d’un brumisateur de poésie ou d’un exhausteur de saveurs. Dane a inventé la musique à ralentir le temps. On peut s’en réjouir.

Tracklist
01. All
02. Charity
03. Requiem
04. Shades
05. Colombo
06. Someone
07. Father
08. Horizon
09. Paradiso
10. Babylon
11. Mangrove
12. Chapel
Écouter Kris Dane - U.N.S.U.I.

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