[Chanson Culte #42] – L’ange déchu de Jean-Louis Murat ou le Poète Suprême

Jean-Louis Murat - L'Ange DéchuLa chose a commencé en 1982. A cette époque, Jean-Louis Murat sonnait comme une forme vaguement moderne et un poil synthpop dérivée de ce que faisait Gérard Manset depuis plus d’une décennie : une poésie chantée sur un rythme bringuebalant et qui restait, mine de rien, assez éloignée du format pop en vigueur chez les anglo-saxons. Le premier album de Jean-Louis Murat, par delà sa production hésitante, était en fait un EP étendu (6 titres) dont il n’est pas resté grand-chose si ce n’est cette idée, fixe, de façonner un texte qui en reste un d’où qu’on se place. Avec Passions privées, en 1984, Murat ratait musicalement son entrée en matière. L’album lorgnait cette fois du côté de Bashung mais perdait le cap musical en s’adjoignant des cuivres et des sources de divertissement, presque funk parfois, qui détournaient du propos. Difficile de savoir alors de quoi Murat allait être le nom. Poète, esthète foireux ou caméléon musical. Le grand public allait devoir attendre quelques années de plus avant d’obtenir une réponse, à travers un morceau qui allait faire instantanément de Murat l’unique poète rénovateur susceptible de faire carrière durablement dans la variété française.

Sa position actuelle, qu’il se plaît à décrier en concert (connu mais pas trop, populaire mais pas trop, célèbre mais qui vend peu), Murat l’a forgée il y a 30 ans maintenant avec Cheyenne Autumn, un album remarquable (bien qu’inégal) à travers lequel il allait enfin donner corps et, pour ainsi dire naissance, à une vraie poésie pop à la française. Il y avait bien sûr eu des poètes chantants avant lui : Ferré, Brel, Brassens à sa façon, mais aussi Manset et dans un autre genre Yves Simon. Il y avait eu Capdevielle sur un rythme plus rock, des poètes folk (Ferrat, Aufray) et même des chanteurs pop déjà avec Bashung et Daho bien sûr, mais aucun équivalent susceptible de proposer une telle qualité de texte poétique et un accompagnement pop qui ne soit pas systématiquement inspiré du passé ou, au contraire, complètement décalqué sur les genres anglo-saxons. Lorsque déboule Murat, d’abord avec son Garçon qui maudit les filles, puis l’Ange déchu, avant qu’il ne transforme l’essai avec Si je devais manquer de toi, le genre n’existe pas. Murat est un OVNI, un gars qui se glisse par effraction dans un univers qui n’est pas prêt à le recevoir. L’époque n’a pas la tête à ça. Madonna chante Vogue. Depeche Mode, Personal Jesus. C’est l’été de la Lambada, de Renaud avec la Mère à Titi, l’année où The Cure sort Disintegration, où Jive Bunny domine les charts et Tears For Fear sort Sowing The Seeds of Love. Les Pixies se reposent et Morrissey apprend à vivre seul. Il n’y a alors presqu’aucune place pour la mélancolie et encore moins pour les états d’âme. Les productions sont ronflantes et souvent très orchestrées. Impossible de trouver quelque chose de populaire qui ne soit aussi sophistiqué. L’Ange Déchu est une fulgurance où se conjuguent l’apparition d’une forme anachronique de chanson française, d’une révolution poétique et d’un écrin romantique (la beauté de Murat, son look byronien) pour occuper un espace minuscule situé entre le rock français et la variété.

L’espace d’un instant, Murat ouvre cette brèche, cette possibilité d’un champ nouveau qui s’inscrit entre un genre imparfaitement populaire et globalement resté marginal et rebelle chez nous (celui du rock et même si la figure de Téléphone a pu en être une version atténuée et celle d’Indochine une incarnation dégradée par mimétisme des anglo-saxons) et celui d’une variété véritablement qualitative qui n’existait pas auparavant. Lorsqu’il apparaît sur les écrans, celui que personne ne considère encore vraiment comme un Auvergnat est bien l’incarnation mêlée du « jeune homme moderne » (tel qu’on l’entendra chez Magic quelques années plus tard), post années 80s, et d’une figure littéraire qui hante la France depuis le XIXème siècle qui est celui de l’écrivain chanteur, romantique, amoureux et porteur sur lui d’une destinée tragique. Cheyenne Autumn est un album encore imparfait, impur. Il est trop poétique pour plaire à tous, trop excessif, pas assez terrestre et parfois boursouflé dans l’écriture, précieux dans la présentation. Il n’est pas pour tout le monde et porte déjà sur lui la marginalisation du chanteur qui viendra (trop compliqué pour l’époque, trop élevé pour ce que le grand public peut assimiler et chantonner), ce qui est à peu près tout le contraire de l’Ange Déchu, miracle pop et surtout compromis parfaitement équilibré entre l’exigence poétique et ce que le public peut digérer. L’Ange est lumineux, triste mais pas trop, solaire, bâti sur l’expression d’une ligne claire qui rend son accès non seulement mais aisé mais aussi agréable et réconfortant pour l’auditeur. C’est le texte qui parle de lui-même et qui emporte le morceau :

Je jette une orange
Vers l’astre mort
Quand s’éveille l’ange dans
Mon pauvre corps
J’arrache les pierres
Aux murs épais
Du tombeau de terre où
Tu m’as jeté
Je monte à grand peine
Par les chemins
Que prennent les reines
Les assassins
Dans cet univers de cendres
Où aimer n’existe pas
Parfois je prie mon ange
Eh, ne m’oublie pas

Cette orange du début, et la force des deux premiers vers, qui renvoient immanquablement (et sans doute pas par hasard) à la « terre bleue comme une orange » de Paul Eluard, soit la figure la plus célèbre et la plus unanimement partagée du pays. L’orange est évidemment ronde, enfantine, favorable comme les astres, joyeuse comme un ballon qu’on projette pour rire et faire plaisir. Il y a un coup de génie dans cette entame qui mêle le divin (l’ange), le corporel (le corps du chanteur) et le fruit le plus magique et courant qui soit. Murat enchaîne par ce qui fera son ADN par la suite : les pierres, le chemin, les murs épais. Personne n’y comprend rien. Le texte de L’Ange Déchu noue les fils poétiques surréalistes et rimbaldiens dans une forme qui rappelle un Milton rural et postmoderne. C’est à la fois inédit, historique et tout à fait moderne. On retrouvera le personnage, gothique mais qui porte des baskets blanches, cheveux ébouriffés et attitude ténébreuse, dans le Sandman de Neil Gaiman, qui démarre justement cette année-là.

Si l’on ajoute à cela le physique de jeune premier de Murat, l’ensemble est imparable. Le poète supérieur s’incarne dans un corps qui anticipe la perfection capillaire, les jeans blanchis et les regards profonds des acteurs de Premiers Baisers (1991) et Hélène et les Garçons, les après-midis façon C’est encore mieux l’après-midi, sages et tendrement subversifs de Christophe Dechavanne. C’est cette modernité exacte que Murat porte sur lui, parfaite synthèse de l’esprit du temps et condensé presque en avance sur son temps d’une culture profonde mais décontractée. Le mirage ne tiendra pas longtemps tant il apparaît vite que Murat n’a rien à voir avec ce contresens initial. Le Manteau de Pluie (1991) et Vénus (1993) font le boulot. Il sera temps alors d’envoyer Murat se faire voir ailleurs, de le repousser dans l’exil du terroir et de recaler sa modernité, physique et musicale, pour le transformer médiatiquement en barde incertain de la ruralité, en poète conservateur et en coqueluche indépendante. L’homme lui-même s’y laissera prendre, même s’il retrouvera un court instant avec son chef d’œuvre absolu, Dolorès, en 1996, ce sens parfait de l’équilibre entre la séduction pop et l’ambition du projet. Le reste ne sera que ça : un tâtonnement superbe, jusqu’au suicidaire, entre les images et les genres, tantôt sublime, tantôt insupportable, brillant ou cabotin, forcené ou inspiré, selon qu’on le regarde avec amour ou désintérêt.

Si Murat est devenu ce qu’il est, c’est, comme Rimbaud avait foutu les voiles, parce qu’il lui était tout simplement impossible de rester celui qui faisait et refaisait l’Ange en plongée.

Chaque jour
Les nostalgies nous rongent
Sans retour
Nous dérivons
Privés de tour à tour
Je crains tant le souffle
Du temps sur moi
J’ai connu sa bouche
Dans l’au-delà
Fais de mon âme une branche
De mon corps un talus
Mais Dieu apaise l’ange
L’ange déchu

Il lui fallait devenir branche, talus et mousse herbue, transformer cet animal divin en une forme végétale, irritante et éternelle, un substrat duquel pousserait sans qu’il en sache jamais rien une autre espèce plus affûtée ou éphémère : celle des fugaces et périssables Occidentaux, doubles pop parfaits, apparus et disparus en 1993, ou, poussés d’une chambre seule, Dominique A et quelques autres avec son Disque Sourd (1991) et son Courage des Oiseaux.

Murat était seul et unique depuis le début. Il était condamné à ne pas passer l’été.

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6 Comments

  1. says: Sylvain

    L’auteur de l’article semble ignorer l’existence d’Hubert Félix Thiérache, qui avait déjà écrit des textes d’une dimension poétique bien plus intense que « L’ange déchu » sur de la musique pop rock (elle-même superbe) : « Alligators 427 », « Les dingues et les paumés » « Ad orgasmum aeternum » …Donc c’est Hubert-Félix Thiéfaine qui aurait mérité les éloges de cet article, et non Jean-Louis Murat (que par ailleurs j’apprécie).

    1. says: Beecher

      Cher Sylvain, l’auteur s’appelle Benjamin Berton et l’objet de l’article – publié dans le cadre de notre série « Chanson Culte » – c’est effectivement L’ange déchu de Jean-Louis Murat.
      Qui sait, peut-être qu’un jour l’une des chansons d’Hubert Félix Thiérache, euh Thiéfaine, dont Benjamin n’ignore pas l’existence, entrera dans cette rubrique.
      Bien à vous
      Beecher

  2. says: Sylvain

    Il me semble pourtant que mon commentaire est écrit dans un français compréhensible.’Benjamin Berton affirme que c’est à Jean Louis Murat que l’on doit « la naissance d’une vraie poésie pop à la française » et qu’avant lui il n’existait je cité « aucun équivalent susceptible de proposer une telle qualité de texte poétique ».
    Or mon commentaire démontre que ces affirmations sont factuellement erronées : ceux qui connaissent Hubert Félix Thiéfaine le savent.
    C’est clair, net et facile a comprendre.
    BAV

    1. Bonjour Sylvain,
      Je comprends votre remarque. Mon propos n’était pas de dire qu’il n’y avait pas eu de poésie avant Murat, bien sûr. Je parlais en revanche de pop, poésie pop, limite de la variété française. Thiéfaine (que j’aime beaucoup par ailleurs) a 3 ou 4 ans de moins que Murat et démarre quelques années avant si je ne m’abuse mais dans un registre plus rock avec Dernières balises avant mutation (3 ou 4ème album) ou Soleil cherche futur. Sa poésie est plus sombre, plus noire, d’anticipation. On est pas dans le même registre musical et poétique. Par contre, si votre propos est de dire que le travail de Thiéfaine n’est pas reconnu suffisamment et souvent oublié des développements sur les grandes auteurs français, je vous suis sans mal. Sans doute le contenu psychédélique et la rudesse du son ont elles contribué à ça. Thiéfaine n’a jamais été considéré comme vraiment branché ou dans le coup jusqu’à ces dernières années où son image a pu évoluer.

  3. says: Sylvain

    OK. Mais dès ses deux premiers albums (fins dès années 70), Thiéfaine avait écrit des textes poétiques : « Le Chant du fou » et surtout le splendide « Alligators 427 » (ayant initialement pour thème le nucléaire mais auquel on peut attribuer d’autres significations plus profondes). Thiéfaine sous-estimé ? C’est le moins qu’on puisse dire ! Le duo Thiéfaine-Mairet (de « Dernières balises avant mutation » à « Eros Uber Alles ») est même possiblement le plus sous-estimé de l’histoire du rock. Sur le plan musical. Et sur le plan textuel, les textes de Thiéfaine possèdent une dimension poétique, lyrique et métaphorique (inspirée du surréalisme) bien supérieure à celle de nombreux « poètes » célèbres contemporains (qui à l’inverse sont clairement surestimés).
    Bien à vous.

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