A plus de 73 ans, Gérard Manset a retrouvé un rythme de publication régulier. A peine oubliée, son Opération Aphrodite, album très moyen sorti en 2016, voici que le mystérieux chanteur revient aussitôt avec ce merveilleux A Bord du Blossom, conte musical audacieux, inspiré par les aventuriers du XIXème siècle et les capitaines au long cours.
Tenter de rendre compte d’un album de Manset s’apparente déjà à l’accompagner dans son excursion temporelle tant l’univers du Parisien est singulier et situé dans un « autre temps » de la musique qui n’a qu’assez peu d’adhérences avec les musiques de son temps. A Bord du Blossom démarre par un morceau de près de 9 minutes, lyrique et bucolique, foisonnant et magique. Ce pays situe l’action dans les îles. Une voix de femme ouvre le bal, décrivant un pays imaginaire inspiré de Saint John Perse, Melville et Brel. Les arrangements sont somptueux et nous projettent d’emblée dans un univers de sensations et de rêves tendres. Le voyageur couche avec une indigène. Une enfant découvre un recueil de poésie et c’est parti. « Et ce pays que vous nous dites, il n’existe pas. Avec du soleil et de l’ombre, je l’ai cherché longtemps sur une carte, des nuits entières, avec ses volcans et ses pierres, ses visages enchantés que les étoiles ont chanté…. » décrit Manset dans un mouvement à l’amplitude incroyable. La poésie îlienne cède le pas à une surprenante chanson-tube, On nous ment, qui vient quelque peu casser l’ambiance. Ce titre, en langue vulgaire, ressemble à un single qu’un lointain producteur aurait placé là pour rappeler au public que Manset a jadis écrit des trucs fédérateurs. Manset est-il anti-Trump ? Roule-t-il pour ou contre Macron ? Mais qu’est-ce que cela fait là ? « On nous ment sur –ci, on nous ment sur –ça. Alors tout se renversa. On nous ment toujours. » C’est sans contexte le démarrage le plus WTF (What the fuck) de l’année. Le titre détourne l’attention, même si c’est probablement la chose la plus séduisante et évidente qu’on aura à se mettre sous la dent ici. Faut-il le resituer dans l’album lui-même, ode à l’innocence et à la naïveté primitive ? Rien n’est moins sûr.
Le disque reprend son cours comme si de rien n’était. Manset installe le récit par un interlude parlé splendide (La Falaise) avant de s’engager dans un reggae amusant et assez anecdotique, drôle et world comme du Dick Annegarn, (Mon Karma) où un blanc manque d’être bouffé avec un bouillon d’opossum. Il faut la puissance et les guitares du beau Manila Bay pour qu’on ait le sentiment de prendre la mesure du projet. Manset nous invite au spectacle et donne à travers ce récit naïf et gentillet une sorte d’aperçu de ses compétences. Au Bord du Blossom évolue entre les genres et les époques. Manila Bay aurait pu être écrit il y a trente ans. Le chant est vif, les arrangements à la fois dépassés mais soignés, tandis que le chanteur rocke sur des flons flons cuivrés. La sensation de dérangement est étrange et totale. Les interludes (comme le hamac) font l’effet de saillies poétiques, liant presque maladroitement des titres qui fascinent et nous font voyager de Maurice à Cuba. Les 9 minutes et quelques d’Une Chambre à la Havane sont majestueuses. Manset n’a jamais aussi bien chanté, ramenant les souvenirs des nombreux tours du monde à la sensation nucléaire d’une nuit d’amour à la Havane. A bord du Blossom est un faux livre d’aventures et un faux conte de pirates, c’est en revanche une histoire de sexe et d’amour où les sensations physiques l’emportent sur les décors et les parfums. Difficile de faire plus beau et simple que la Flûte de l’archipel des perles, narration virtuose accompagnée par un simple motif de guitare à la Beatles. La poésie de Manset est restée sans égale, dressée en majesté aux marges de la chanson française. Manset nous met à genoux (La Vierge Pleure) avant de nous relever brillamment (Le Fils du Roi). Les interludes sont des blagues qui sont là pour abuser le chaland et tenter de cadrer un discours dont les lignes de fuite permanentes filent dans tous les coins et irradient d’un soleil bas de fin d’après-midi.
D’aucuns trouveront cela ridicule mais sans doute ne s’est-on jamais approché autant d’un art total qu’en suivant cet homme-là. Après avoir voyagé dans les étoiles, Manset est redescendu sur terre et a plongé ses mains dans l’humus et l’épais tapis de feuilles qui se décomposent sous l’effet des pluies. Rien n’est commun ici. « Pourquoi les femmes sont-elles devenues méchantes ? C’est bien la poésie qu’on tue. » Ce type est fou. « Pourquoi les femmes sont-elles devenues cruelles ? » Il n’est pas certain que le chanteur veuille dire quoi que ce soit, ni qu’il veuille signifier ce qu’on croit comprendre et qui ne se dit plus sauf à vouloir être pendu ou pris pour un vieux con. Tout est affaire de nostalgie. Il y a eu d’autres temps. Certains veulent les faire oublier mais ils existent quelque part. C’est le paradis perdu de Milton. L’abeille qui respecte le bourdon. Il faut écouter le Paradisier, le 15ème et dernier morceau ici. Il y a une voix de femme atroce qui répète les finales mais pour le reste, c’est un sans-faute. Il faut ouvrir les écoutilles et laisser entrer cet autre monde où le ridicule ne tue pas et où les voix de femmes ou d’enfant sonnent comme à la fois, familières et chaleureuses. Manset est notre Scott Walker, un artiste excessif et désuet, qui maintient sur sa seule énergie les portes ouvertes sur des dizaines de dimensions oubliées et qui disparaîtront avec lui.
Au bord du Blossom est un album à oublier aussi fort qu’on s’en souviendra. Il faut des albums de cette force pour nous soustraire à l’air du temps, des albums aussi éloignés des standards pour oublier que la vie est ailleurs, ailleurs que dans les supermarchés, les trains, les téléphones portables. Manset est notre mauvaise conscience, un prophète égoïste rien de moins et le meilleur d’entre tous les autres.
02. On nous ment
03. La falaise (amaïti amaïta)
04. Mon Karma
05. L’équipage (amaïti amaïta)
06. Manila Bay
07. Le hamac
08. Une chambre à la Havane
09. La flûte de l’archipel des perles
10. La Vierge pleure
11. Sa tribu primitive
12. Le fils du roi
13. Dame nature (amaïti amaïta)
14. Pourquoi les femmes
15. Le paradisier
« On nous ment » détonne en effet dans cet album, et doublement, d’abord par son côté « terrestre » alors que tout le reste balance quelque part entre le rêve et les récits d’aventuriers, ensuite parce que c’est un décalque (citation, hommage ?) d’un autre titre de Manset, paru en 45 tours en 1977 et sur l’album « Le train du soir » en 1981, mais à ce jour toujours pas repris en CD : « Pas mal de journées sont passées ». Comme si après avoir publié ce titre en 77 dans l’espoir de décrocher un tube, puis l’avoir intégré à sa discographie « durable » quatre albums après, puis l’en avoir supprimé, il décidait 40 ans après de lui redonner sa chance de re-devenir un tube sous une nouvelle forme… C’est très curieux comme démarche.