Le retour de Laudanum, le « groupe électro et collaboratif » de Matthieu Malon, est sombre et déterminé. On se doutait depuis qu’il avait commencé à mettre en ligne assez régulièrement les archives soniques de son groupe, mis en sommeil en 2009, qu’on aurait bientôt des nouvelles d’une franchise qui nous avait fortement marqué à partir de 2002 par un run en 3 ou 4 disques irréprochables chez feu Monopsone. Dans l’histoire de l’électro française, le projet était quasi unique à l’époque, mélange d’influence cold wave, d’électro bidouillante, de synthpop, soutenue par une écriture soignée et des métissages vocaux/digitaux inattendus. Laudanum aura été, dans une discrétion toute relative, le plus beau laboratoire d’expérimentation « à la française ». On y avait alors croisé des sons (et des voix), qu’on entendrait que des années plus tard sur la scène anglo-saxonne, comme si l’Orléanais avait eu à cette époque un temps d’avance sur la concurrence.
Le Laudanum qui nous revient brille toujours par cette modernité. As Black As My Heart débarque comme le premier volet d’une trilogie remarquable et qu’on découvrira dans les prochains mois. Malon joue avec les couleurs, noir, rouge et bleu, comme jadis Kieslowksi avec les couleurs du drapeau français et surtout les émotions. Démarrer par le noir n’est pas anodin : As Black My Heart est des trois disques le plus brutal, sec et fragmenté, le plus insicif et offensif aussi. Les featurings portent sur eux cette noirceur et emmènent les arrangements vers une clandestinité rebelle qui s’affirme dès l’entame avec le fascinant ReZisTanZ de Bastien Crinon. Scott McCloud de Girls and Boys ne nous convainc qu’à moitié quand il entonne « i am an ok person. » sur le tubesque et flippant I Want The Horizon. Ce n’est pas le spoken word crépusculaire de Tim Farthing qui vient alléger le débat, organisé autour d’une vision menaçante et oppressante du réel. On croise des assassins, des machines de contrôle et des têtes tranchées, dans un environnement splendide et quasi futuriste sublimé par des basses profondes et des synthés mélodiques qui font penser à du Depeche Mode atmosphérique. Laudanum parvient, ce qui n’est jamais simple quand on travaille avec des chanteurs différents, à créer un continuum d’émotions et de styles qui donne au disque une densité et une unité émotionnelle remarquables. Jim Johnston de Monk & Canatella offre une prestation XXL au chant, inspirée et habitée, sur l’excellent Cold Comfort, l’un de nos morceaux préférés ici, qu’on pourrait croire interprété et composé par le fantôme sinistre de David Bowie. Les voix de femmes ne sont pas en reste avec l’envoûtant Howl in the Dark, porté par la voix solide et vénéneuse d’une Sarah Hum qui évolue entre séduction et charme trouble à la Siouxsie. L’électro de Laudanum se transforme en un accompagnement mi-romantique, mi-gothique qui paie son tribut aux envolées aériennes d’un Dead Can Dance. La poésie de Gareth Cavil vient compléter sur Hadley Common, dont on a déjà parlé, ce casting savant, pointu et parfaitement équilibré. Il est assez rare de faire face à des albums aussi bien pensés pour accueillir des voix amies en si grand nombre.
Les trois titres interprétés/joués par Malon (un seul au chant) lui-même agissent comme si le chanteur était un participant comme un autre au projet d’un alter ego compositeur. Il flotte un sentiment troublant d’absence et d’introspection par l’extérieur dans le tunnel noir d’un Self, qui rappelle les boucles excavatrices, flippantes et martiales de The Future Sound of London. Il faut souligner l’extrême concision des pièces qui, dans ce registre électronique et d’une façon générale, n’en disent jamais trop. Laudanum est d’autant plus fort et puissant dans son expression que la plupart des titres s’éteignent avant la quatrième minute. C’est le cas par exemple sur l’ultra simple mais impeccable Lost Together qui égale par la sensualité romantique d’un sample répété et monté en épingle « just promise me if you get lost, we get lost together« , le charme digital et quasi magique du Londinium d’Archive. Le titre As Black As My Heart fonctionne lui-même comme un interlude caverneux d’une grosse minute, mélange de mécanique en train de s’ajuster à elle-même et de souffle court.
L’amour est fragile, ardu et épuisant, il menace en même temps qu’il envoûte et permet d’échapper (un temps) à la laideur des hommes. As Black As My Heart ne dit rien d’exceptionnel, ni de radicalement nouveau sur le sujet. Il parvient néanmoins, par l’environnement musical et atmosphérique qu’il met en place, avec ses lignes brisées à la Nine Inch Nails et ses renvois incessants à une synth pop gothique et émotive, par sa poésie et son sens des tempos, à provoquer un processus d’immersion dans un bain vigoureux, sensuel et sombre où la perte de repères initiale, un peu angoissante, est remplacée par le plaisir de passer de l’autre côté et d’ouvrir des fronts incertains. C’est dans cette soif d’exploration (dont on sait qu’elle a toutes les chances de mal finir) que le disque est bluffant et particulièrement bien ajusté à notre époque. Dans son passage des ténèbres à un embryon de lumière (le final Hadley Common), le mouvement est grandiose, vital et libérateur. As Black As My Heart est une réussite millimétrée et, à son échelle, un joyau d’orfèvrerie synthétique.
Premier épisode du documentaire laudanum : samples (réalisation : Patrice Mancino / REC117)
02. self
03. i want the horizon (featuring scott mccloud & dj need)
04. the trophy room (featuring tim farthing)
05. cold comfort (featuring jim johnston)
06. lost together
07. as black as my heart
08. howl in the dark (featuring sarah hum)
09. hadley common (featuring cavil)
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