Bienvenue en France : le pays où chanteurs et écrivains parlent d’amour et d’eux-mêmes comme nulle part, le pays qui a inventé la Nouvelle Vague, l’égotisme et l’amour courtois, le pays des mots crus et doux à la fois, le pays des chanteurs sans voix et qui ne placent jamais plus de trois mots dans un même vers. Le Noiseur est, sur le papier, une caricature de chanson française : la sophistication est extrême, la voix timide et les références culturelles omniprésentes. On passe d’extraits de films à des éclats de voix dans les cafés parisiens, d’amours foirées à de délicates étreintes soulignées par une versification érotique. L’ADN du Noiseur en ferait une cible toute trouvée pour un critique qui voudrait se lancer dans une diatribe contre la variété chichiteuse et le faux rock guimauve. A vrai dire, cela ne nous aurait pas déplu de tenir ce rôle tant on a souffert de ces demis artistes superficiels et mondains. Heureusement pour lui (et surtout pour nous), Le Noiseur, s’il présente bien les stigmates du (mauvais) genre vaut largement mieux que ça. On pourra dire sans trop se tromper que l’album faiblit sur son 3ème quart et que la qualité des textes n’est pas toujours au rendez-vous. On pourra dire qu’on n’est pas forcément allé au bout des douze chansons de ce premier album sans ressentir une pointe d’agacement. Mais pour le reste : il y a suffisamment de beauté et de talent ici, de chansons magnifiques et une telle amplitude dans le mouvement pour qu’on passe aussi rapidement sur les défauts de ce premier album. On ne sait pas grand-chose de Simon Campocasso, l’homme-orchestre qui se cache derrière le patronyme du Noiseur, et on s’en moque. Que faisaient ses parents ? Est-ce qu’il a étudié à la fac ? Est-ce qu’il vit seul ou avec une starlette du cinéma ? Du Bout des Lèvres raconte peu ou prou l’histoire d’un type qui aime une fille et puis qui l’aime moins. Du Bout des Lèvres raconte l’histoire de ce type qui fait l’amour à cette fille et puis qui regarde le monde depuis cette transformation essentielle et s’aperçoit qu’il a changé.
Le Noiseur évoque un mélange d’Arnaud Fleurent-Didier et de Jean Bart. Comme on aime surtout le second, on préfère s’attarder sur le minimalisme d’un 24×36 élégant et d’une belle justesse que sur d’autres séquences plus pompières. On n’osera pas dire que son univers n’est pas complètement étranger à celui de Benjamin Biolay tant le jugement sur celui-ci divise. Mais les deux hommes ont en commun des qualités de composition, un sens des arrangements et un panache indéniables. La beauté du Noiseur repose en grande partie sur l’agilité du piano et l’ampleur modeste de ses enluminures. On tuerait pour ces claviers et leur manière de s’étirer avec grâce et volupté. Défilé ressemble jusqu’à la façon de chanter à un bon morceau d’AV, dont il se pose en double clair et moins rock. L’ambiance est sombre et crépusculaire. On sent le souffle qui caresse le micro et cette irrépressible envie de décrire la mécanique du cœur. Le Noiseur évoque Gainsbourg et Biolay sur la chanson titre, un généreux ensemble de quatre minutes qui parle de baiser la vie (attention on n’est pas chez le Klub des Loosers), d’érotisme et de tabagie à l’ancienne. Si petite est un morceau assez merveilleux en spoken word ténébreux. La lèvre est plus lourde et le ton s’assombrit. Il faut suivre ensuite. Du Bout des Lèvres s’écoute comme on lirait un roman feuilleton. Il faut s’intéresser aux textes et suivre le mouvement, tenter de réincorporer les émotions du chanteur pour les rapprocher des siennes. Cela peut fonctionner et vous ramener à votre propre tristesse. La vie est un mélo. Le Noiseur en fournit la bande son. Wanted évite la sortie de route de justesse grâce à un joli son de basse, avant qu’on ne baisse d’un cran avec La Maison d’Etretat et surtout Mélancolies. Le Noiseur est plus efficace et convaincant quand il reste concentré sur son thème. Le propos est ici plus général, moins personnel et perd en force. Les textes sont plus fades et on risque de décrocher.
Le trou d’air s’étend sur deux ou trois chansons avant qu’on ne reprenne le fil sur le magistral Amours gothiques. « T’aurais pas dû me cacher que t’étais gothique. Car moi tu sais que je suis un mec plutôt classique. (…) Finalement le noir ne me va pas si mal.», chante Le Noiseur et l’on redevient jeune et sombre, le sourire aux lèvres. Il y a beaucoup de malice et d’intelligence ici. Loin de Vous évoque avec cette même lassitude et cette impression d’essoufflement combatif les tonalités du dernier Matthieu Malon. La fraternité des gens désabusés est le plus grand parti de France. Ne le cherchez pas ailleurs. La chanson est magnifique, aérienne et poétique. « Je suis parti vivre avec les chats. » La formule est immense et baudelairienne, si bien qu’elle éclipse presque la belle conclusion instrumentale d’A la Fin.
Du bout des lèvres est un album qui illustre à la perfection le made in France dans ce qu’il a de meilleur. Il n’a pas la superficialité tape à l’œil, ni l’esprit démonstratif d’un Arnaud Fleurent-Didier (la veine Polnareff), aucun second degré narquois à la Delerm/Doré et évolue dans un registre intimiste mais altier qui a toujours constitué la noblesse du genre depuis Dominique A jusqu’à Daniel Darc, Malon, AV, Jérôme Minière ou Jean Bart. Tenu par la force de cette histoire d’amour, l’album invite au voyage intérieur et par sa sincérité, son sens de la proximité et de la retenue, mais aussi son élégance musicale, nous engage dans une correspondance sentimentale à la fois émouvante, indécente et bouleversante.
02. 24×36
03. Défile
04. Du bout des lèvres
05. Si petite
06. Sexual Tourism
07. Wanted
08. La maison d’Etretat
09. Mélancolies
10. Amours gothiques