Sorti chronologiquement avant Akene, l’un des meilleurs albums de cette année 2021, ce volume II des Mausolée Tapes consacrées par Gontard aux morceaux de Jean-Luc Le Ténia est un disque terrifiant et magistral. Servi par une édition CD qui regroupe cette nouvelle collection de 10 morceaux et les 14 déjà présentés en 2016 (Mausolée Tape), le projet Mausolée est non seulement un formidable hommage aux chansons du héros Manceau, disparu il y a tout juste dix ans (suicide), mais aussi une remarquable entreprise d’expression sur la peine, la solitude et la lose. Ceux qui voudront finir 2021 ou démarrer 2022 dans le désespoir le plus cru et déchirant ne s’y tromperont pas : c’est ici qu’il faut être pour se rappeler combien nous sommes peu de choses, futiles et dérisoires. Le CD est une BO toute trouvée pour visiter un parent hospitalisé, une grand-mère en EHPAD ou enterrer une maîtresse anti-vax, voire pour résister à/précipiter l’idée d’en finir pour de bon (on en reparlera plus bas).
Gontard, sur ces dix morceaux, s’entoure de ses comparses habituels (Ray Bornéo, Noël Bingo-Belmondo) pour proposer une production un peu plus riche et étoffée que sur la première séquence. Les chansons du Ténia y gagnent en lisibilité et en ambition, certaines versions dépassant en intensité et en beauté la maladresse touchante des originaux. Un Monstre d’érotisme en est un excellent exemple puisque Gontard et sa bande transforment la pièce plutôt marrante du Ténia en un beau développement post-punk qui donne au titre une gravité digne de Joy Division (on rigole à peine). Il y a dans la basse de Belmondo tout l’incrédulité de l’auditeur qui doute des performances vendues par Jean-Luc dans le texte. Qui peut imaginer que ce type perdu ait une once de maîtrise technique au moment de baiser ? Personne et pas même Souchon, que Gontard annonce en featuring sur la chanson et qui, comme Étienne Daho (sur Pas comme ça, la chanson d’ouverture) et Bertrand Belin, eux aussi annoncés, se contentent du… strict minimum (comprenne qui pourra).
Cette Mausolée Tape II (on ne sait pas si c’est un fait exprès) met l’accent sur les chansons sombres, avec notamment le terrible La Douleur qui emporte tout sur son passage. « C’est quand je souffre que j’aime bien me regarder dans la glace. C’est quand je souffre que je me trouve le plus beau et ça me console. La douleur, on la cherche et on la fuit. » Gontard se paie Bertrand Belin en remplaçant le Cantat originel (sur lequel il n’était sans doute pas la peine d’en rajouter) par l’artiste français. C’est assez bien vu, même si on aurait préféré que la cible soit plus importante et à l’échelle de l’original (Benjamin Biolay ?). Raté est interprété tout en délicatesse, proche du texte et de sa simplicité d’origine. Gontard est d’une justesse remarquable et restitue à merveille le caractère surréaliste de la ritournelle qui s’abîme sur sa chute « j’ai raté ma vie« , terrifiante et en verre brisé. Il négocie De plus en plus léger, l’un des plus beaux textes du Ténia, avec la même autorité, servi par une instrumentation minimaliste et un écho qui évoque l’éloignement progressif de la vie. C’est sobre, parfait et animé par un respect scrupuleux des intentions originales. Le reste est à l’avenant : le psychotique 27 filles précède le joueur Me Détacher, chanson d’amour brisé sinistre et amusée, qui elle-même ouvre sur une version chorale et fraternelle de l’une des chansons les plus importantes du canon Le Ténia : le déconnant Les Jean-Luc, hymne chaleureux aux boys next door français et provinciaux que Le Ténia, tel un Houellebecq de variétoche, essaiera d’honorer dans la vie et la mort.
La collection se referme sur le splendide Seul ou A Plusieurs, un morceau intemporel et éternel, dont la seule justification est de continuer à parler, à respirer et à vivre. Le titre donne l’une des clés du travail du Ténia : chanter, sur tout et un peu n’importe quoi, ici ou n’importe comment, dans toutes les positions et dans quelque état que ce soit, pour juste conjurer l’envie d’en finir et gagner un peu de temps sur l’issue obligée. Ces chansons préservent de la mort, de la tentation de presser sur la détente. Elles peuvent être poétiques, comiques ou plus généralement tragiques mais elles ne sont jamais que des chansons compte à rebours, des chansons qui se trouvent plus ou moins loin de la destination finale, qui caressent l’idée de… et permettent de gagner du temps. Ces chansons aident à subir le quotidien, à l’exorciser, à l’embellir. Elles sont strictement utilitaristes, poétiques par accident, belles par hasard mais formidablement représentatives de la diversité des formes qu’on peut trouver dans la vraie vie.
D’aucuns nommeront cela l’authenticité. On peut y voir quelque chose de plus transcendant, comme si elles fonctionnaient comme des hosties chantées, de petits bouts de chair/âme tombés de la substance du chanteur, infiniment vraies, normales et semblables au monde de tous les jours. Quand il n’y en a plus, il y en a encore. Le Ténia n’est pas le « pape souterrain« , c’est à peine un acolyte, un sous-diacre de sacristie, comme nous tous, un Christ laïc, négligeable et foiré.