Les écrivains chanteurs sont plus rares que les acteurs/actrices, mais ils s’en tirent paradoxalement bien mieux. De Houellebecq à William Burroughs, les gens de plume sont rarement des maîtres chanteurs mais tirent parfois leur épingle du jeu. Et on avait, à ma connaissance, jusqu’ici, pas eu de femmes écrivaine qui s’étaient mises à chanter. On ne dit pas que Chloé Delaume est la première d’entre toutes (elle s’y était essayée par le passé déjà) mais qu’on n’avait pas d’équivalent dans la discothèque. Son premier album, les Fabuleuses Mésaventures d’une héroïne contemporaine, fait écho à l’univers de son dernier roman en date, le Cœur Synthétique, qui est sorti cet été aux éditions du Seuil.
Le livre qu’on a lu (à la plage ou du moins en slip de bain) est léger et lourd à la fois. C’est un roman amusant et sombre également qui propose une sorte de chick litt évoluée et littéraire (c’est un compliment) où l’héroïne ne voit pas les choses en rose (bonbon) mais plutôt en noir. L’approche réaliste de Delaume fonctionne bien et donne à son Adélaïde, une « jeune femme » de 46 ans qui redécouvre le célibat, une gravité rassérénante et qui confère à l’ensemble une vraie densité.
On imagine que comme ailleurs, il y a une part d’autobiographie dans l’affaire. Il fut un temps (quelque part au début des années 2000) où Chloé Delaume, née en 1973, était une sorte de coqueluche littéraire (puis médiatique) de la critique française. Sa plume formaliste était racée et dégageait un charme sophistiqué et sensuel à la fois. Les lecteurs d’alors (dont on faisait partie) la trouvaient craquante en plus d’être douée. Les choses ont changé par la suite. Sa carrière n’a pas été linéaire. Sans doute a-t-elle été moins lue, moins exposée mais la jeune femme n’a jamais cédé sur son art et a toujours été très active et touche à tout. Pour son premier album, Delaume s’est entourée d’une belle équipe de compositeurs qui font penser aux arrangeurs de chez Tricatel (à Burgalat pour faire simple). Eric « Elvis » Simonet et Patrick Bouvet (lui-même écrivain mineur/majeur) proposent à la primo-chanteuse une bande son très marquée 80s qui fonctionne à merveille et préserve le caractère faussement enfantin du chant. La production est léchée, soyeuse, délicieusement easy listening option new wave et se frotte à la cruauté de textes, déclamés à plat et à triple détente.
L’ouverture, RTT à Trastevere, donne le ton. Le texte est atroce, vénéneux et malsain. L’interprétation s’y oppose, délicate et avec l’air de ne pas y toucher. L’effet produit est maximal. On pense évidemment à Daho dans une version trash et dépressive, chimique et désespérée. La voix chaude et grave de Delaume est plus détachée qu’accablée.
Elle rêvait d’un week-end à Rome /
De rendez-vous palais de verre/
Mais elle est seule et sous lithium /
Dans l’aquarium flottent ses viscères
La faim justifie les moyens est une pièce badine et malicieuse qui fait penser aux chansons des 70s. Les synthés sont vintage et la rythmique à deux temps mais on trouve bien d’autres choses ici. Vieillir, dit-elle, est plus expérimental et électro. Du Suicide qui s’oublie. L’âge, voici le drame. Au coeur du roman et du disque. Les mésaventures est une drôle d’histoire contemporaine où la recherche de l’amour tourne au fiasco. « Ton propre chat t’a oublié« . La cruauté est à tous les étages et les lueurs de plus en plus rares, au fur et à mesure qu’on avance. Adélaïde couche à droite à gauche (Tinder Surprise). Y-a-t’il jamais eu pop française aussi sèche et froide que le magnifique en chien? L’album constitue un parfait compagnon au livre dont il est l’extension. Il met à distance des décennies de chanson française où les hommes ont mis dans la bouche des femmes (qu’ils sautaient la plupart du temps) des textes inepts et sans relief. Delaume chante ce qu’elle a envie de chanter et produit sur chaque vers, alignés comme les punchlines de Fuzati, un effet choc qui hypnotise en même temps qu’il brutalise nos oreilles habituées aux fadaises.
Fin de Partie est une sorte de Djadja pour CSP++, le manifeste réaliste et post-variété d’une génération perdue qui a tout laissé filer. La beauté est partie. Les illusions ont été fusillées. On a beau se raccrocher aux luttes, à MeToo et à toutes ces affaires : la déconfiture est difficile à contourner. Il y a une tristesse qui se dégage de cet album, un sentiment profond de désespoir, qui devrait ôter toute envie aux gens normaux de l’écouter. Paradoxalement encore, la qualité des textes et des mélodies, le rend aimable et lui permet d’agir comme un baume pour le cœur. Il fait se sentir plus malheureux mais console de n’être pas seul dans ce malheur. Delaume n’est peut-être pas une vraie chanteuse (encore que…) mais c’est une conteuse hors pair. Son histoire est belle à pleurer. Elle est tendre et triste, idiote et tordue. Pour un début, c’est déjà beaucoup.
L’écoute intégrale est disponible sur le Bandcamp du label dokidoki ou ci-dessous…