La vie tient à peu de choses. La beauté est encore plus fragile. Sorti en mars, cet album du breton Lesneu n’a pas tellement fait parler de lui. Il faut dire qu’il n’y avait pas grand monde pour parler musique à ce moment là et se soucier du deuxième album du breton Victor Gobbé, alias Lesneu donc, abréviation de Lesneven, le petit village où le bonhomme enregistrait sa pop. Lesneven est une petite commune du Finistère, à cinq kilomètres de la côte, mais d’aussi loin qu’on s’en reparle on ne voit pas vraiment la mer. Au XVIème siècle, le seigneur local avait été surnommé l’Attila de Lesneven parce qu’il avait pris la fâcheuse habitude de massacrer et piller tous ceux qui transitaient par le secteur. La tradition s’est perdue par la suite et la petite ville est restée une zone d’échange privilégiée et un lieu de marché réputé.
Il n’est pas vraiment facile de faire le lien entre la musique de Lesneu, telle qu’elle se présente dans ce Bonheur Ou Tristesse, et les lieux supposés où elle a été créée. On ne sait d’ailleurs même pas si Lesneu enregistre encore à Lesneven où s’il bosse à Brest, à Nantes ou ailleurs. Toujours est-il que son disque sent la mer et l’océan. Il respire, il vente et résiste plutôt bien aux écoutes multiples. C’est un disque pop qui fait immanquablement penser à l’univers désenchanté de Tim Keegan du temps de ses Departure Lounge, qui fait penser à Radio Dept, un peu à Jason Lytle et aussi à une version jouet de The Apartments. Ce ne sont pas de petites références et l’on pourrait dire cependant que Lesneu en est une petite déclinaison, c’est-à-dire une version miniature, moins ambitieuse peut-être ou plus proche de nous, française à hauteur d’homme. La musique de Lesneu a la précision de tous ces groupes, elle donne la même sensation d’amplitude et de concentré de beauté, mais en reproduit les effets avec beaucoup moins de moyens et un sens du minimalisme qui la rend encore plus prodigieuse.
L’ouverture est ample et sensible, hypnotique et atmosphérique. Elle se referme sur un Shocked qui en constitue un tant il est habile et envoûtant. Lesneu y chante comme au bord de la rupture une complainte qui est parfaite pour accompagner une partie de surf enchanteresse au soleil d’un été finissant. La mélodie est magnifique et le chant utilisé comme un instrument parmi les instruments pour faire vibrer la corde sensible. On pense parfois à Sufjan Stevens dans sa période la plus intimiste, aux Thrills pour la délicatesse et, dans cette manière de jouer avec les contre-temps, à un Radiohead qui aurait troqué l’expérimentation pour une mélancolie pop quasi californienne. Ce n’est pourtant pas en multipliant les références qu’on saisira la sensibilité et l’originalité de Lesneu. Sa musique ne s’appréhende sérieusement que par le biais du coeur, du balancement des émotions et de la sensibilité extrême. La voie pop est la meilleure. Rien ne vient la contrarier ici, au point qu’elle s’abîme parfois d’elle-même dans des tours easy listening ou lounge 70s. C’est le cas de Depression qui aurait pu appeler à un traitement plus disruptif et qui, au lieu de ça, s’envole dans une sorte de rêve éveillé.
Le pouvoir de suggestion de Lesneu est immense et sa capacité à tutoyer les étoiles et à faire planer l’auditeur sans grand équivalent sur la scène française. Les amis de Cannibale prennent soin à chaque fois de partir en vrille ou de se faire avaler par le psychédélisme. Lesneu a la tenue d’un Christophe ou d’un Polnareff, l’audace de rester scrupuleusement sur la ligne claire et de n’en jamais dévier. Cette qualité immense se retourne parfois contre sa musique en lui conférant une élévation presque incorporelle qui la projette parfois dans l’abstraction (Girls Night).
Mais la plupart des morceaux font mouche et notamment quand au plaisir de la musique, on peut aussi associer celui d’un chant en français. Le muet C’est beau aussi la lune de jour, murmuré au piano seul, est aussi doux et lumineux que son titre et précède un Amoureux de vous proche de la perfection. La filiation est peut-être à chercher cette fois du côté des fabuleux new-yorkais de The Antlers. Ou pas…. Le titre redonnerait goût à la vie à un car entier de suicidaires et ne fait que lancer un final remarquable.
La voix est haute perchée, fragile et souveraine. On croit entendre parfois David Mc Almont à ses débuts, autant dire à quelle altitude on niche. Les arrangements sont grandioses, luxuriants et sûrs de leur force. Les morceaux ne sont pas tous surprenants (Looking For You, Again) mais reposent sur des progressions savantes éprouvées et très professionnelles dont l’effet est garanti. Lesneu élève l’âme et a la note utile. Les neuf morceaux sont imparables, évidents dans leur lisibilité et leur maîtrise, comme s’il s’agissait d’appuyer sur un interrupteur à émotions. Le disque manque peut-être d’un sommet ou d’un pic qui le rendrait invincible mais il évolue avec une telle aisance qu’on peine à préférer une pièce plus qu’une autre.
King’s Fool prétend à la position de tube XXL. Lesneu pratique l’autodépréciation sur un format qui rappelle l’explosion d’un Muse, la séduction immédiate d’un Coldplay, mais l’exprime avec la sophistication et la retenue dans l’échange d’un véritable groupe indépendant. On ne sait pas trop où le groupe souhaitera aller après ça. Il n’est pas même certain que ce genre de musique ait encore son public. Mais Lesneu vient de signer à sa façon l’un des meilleurs disques des années 90. Bonheur ou Tristesse, la réponse est si simple quand on en a terminé : on prendra les deux en même temps avec un supplément pepperoni.
L’album de l’été est sorti en mars.