Selon une vieille règle (biblique), un album de rock français est (vraiment) réussi quand on peut se permettre de ne pas (trop) écouter les textes. Et encore mieux, peut-être, quand on n’entend pas qu’eux. Sans rentrer dans un débat d’idées sur le sujet, la supériorité du rock anglo-saxon sur le rock hexagonal repose souvent sur les techniques de chant et l’étagement voix/instrument. Si l’on s’en tient à ce critère-là, Bancal est un vrai beau disque de rock « à l’anglaise », sonique et puissant, qui n’a pas grand chose à voir avec les disques précédents d’un Matthieu Malon qu’on avait pris l’habitude d’écouter spokenworder de près.
Dire d’un disque français qu’on ne s’est pas trop intéressé aux paroles passerait partout ailleurs pour une critique mais ce n’est pas le cas ici. Jusqu’à demain l’orage est ainsi l’une des meilleures chansons du disque. Elle commence par cette phrase assez passe-partout, « cette nuit encore, il a plu…. beaucoup…même dans la chambre, même sur ton corps… beaucoup….« , et serpente à travers une nuit tumultueuse où les éclairs, le froid, et les larmes se mêlent. Le chant et les guitares ont pourtant inversé les rôles. La voix berce et console tandis que ce sont les guitares qui expriment le tourment, la plainte, l’inquiétude. Ce sont elles qui en disent plus long que les mots, lesquels se contentent d’images incertaines et de recommandations valise. On se croirait chez (The) Cure, période Disintegration, sans les synthés d’époque, et c’est plutôt très bon. Le single Les Orties reposait un peu sur cette même dynamique : des paroles qui tiennent à leur valeur de slogan ou de refrain facile à retenir (ici, l’expression « jeter mémé dans les orties« ) et les instruments qui font tout le boulot. Ce sont eux qui poussent tout le monde sur le bas côté, le chanteur se contentant de suivre le mouvement avec un génial et répétitif chorus à l’anglaise « même si tu m’aimes », « même si tu m’aimes » X 3 ou 4.
On y est : en plein territoire étranger, en pleine abstraction. Fini le Malon d’Orléans en transhumance qui racontait sa vie ou celle de ses voisins (de train) avec précision sur Le Pas de Côté. Le chanteur fait écran et fait parler son « je » comme s’il s’exprimait à la troisième personne. La pop franglaise lui tend les bras, électrique, bouillante, mélange de rock qui envoie, d’électro depechemodesque à l’entame cold d’un Bancal qui se transformera – on ne se refait pas – en thesaurus du déséquilibre et de la dégringolade. Au jeu des synonymes, Malon tombe dans le puits emporté par une coulée de synthé et n’en remonte que pour cracher un tonitruant C’est bien parce que c’est toi. Que veut-il dire par là ? Qu’est-ce que la chanson exprime ? On n’en sait rien. Est-ce qu’il est en colère ? Est-ce que la fille est derrière lui ou encore à portée ? C’est le flou qui fait la différence, l’ellipse qui rend fou. Mystère et boule de gomme, répète Malon, sur l’excellent Un Secret Pour Personne, chanson où la colère bruisse, mi-populiste, en mode « tous pourris », entre grondement albinesque à la Shellac, sec et brutal, cadencé comme du Hüsker Dü. Ou comment faire de la politique sans le dire ?
La réussite et l’originalité du disque tiennent dans cette capacité à taper fort et dans le mille, à mêler une approche sonique (plus que bruitiste, faut pas pousser), quasi primitiviste, et une approche pop où la mélodie et les sentiments agissent en sous-main. Sur la Nuit Ne Nous Suffit Pas, Malon accueille Diane Borderieux pour une contre-voix sensuelle qui accompagne l’expression/émission de son désir. La chanson sentimentale est exécutée à toute vitesse, emportant les traces de guimauve sur son passage, mais sans nous en ôter le goût sucré. Bancal est un disque subtil et qui étonne sur chaque composition comme si Malon avait voulu, presque partout, prendre le contre-pied musical de ce qu’il voulait exprimer. Il ne s’agit pas de jouer du musette quand on est triste et de faire du Joy Division pour danser la queuleuleu, mais plutôt de jongler avec des effets contradictoires. Sans Emballage est une pièce shoegaze qui parle de se délester (« balance ton sac » est cette fois-ci l’expression pivot qui sert de « prétexte »/support au texte) et de se libérer d’un fardeau alors que les guitares impriment le mouvement contraire, chargeant la mule accord après accord, couche après couche.
La succession des morceaux explore, ce qui n’avait pas été fait de cette manière là par Malon avant, la condition d’un homme affaibli mais combatif, écartelé entre son statut de mâle en puissance et de quinquagénaire défait. Le portrait qui en ressort n’est pas celui misérable et affligé de Les Jours Sont Comptés ou de Désamour mais plutôt celui d’un homme évolué qui a appris à composer avec la situation de déséquilibre et en tire une certaine sérénité en même temps qu’une forme de résignation paisible. Le chanteur joue avec ses doubles et ses deux pôles d’attraction sur un Alter Ego qui n’hésite pas tant que ça. On pense ainsi plus à Sautet qu’à Pialat, à Melville plus qu’à Franzen. Il préférerait ne pas.
Le final composé du merveilleux L’Echange, tout en douceur et en songe, et d’une très belle reprise en français des Television Personalities (She’s Never Read My Poems) vient racheter la relative noirceur de l’ensemble. La première lame le fait avec délicatesse et à fleurets mouchetés tandis que la chanson de Treacy, formidablement traduite et interprétée ici, use de l’humour pour mettre la réalité (une rupture, une énième fille qui se fait la malle) à distance, ramenant la souffrance à une simple déception littéraire et à une sorte de jeu de l’esprit dont on pense se dégager alors qu’il n’en est rien. « Demain est un autre jour…. je me sentais très mal, tout ça est loin derrière. Mais pour moi, la chose la plus difficile est de savoir qu’elle ne lira jamais mes poèmes« . On sait bien que chez les TVPs la tragédie est partout mais aussi qu’elle n’a jamais été aussi belle et légère qu’à travers ces quelques titres pop où Treacy lui refusait toute la place. Malon incorpore cette substance subtile et se l’approprie en jouant avec la matière première. Il change le texte et un peu le sens du titre pour que son émotion vienne encore enrichir son personnage et contribue à faire de cet album Bancal le portrait le plus riche, le plus profond et le plus passionnant qu’on ait donné d’un homme sur le retour depuis longtemps.
Ni affligé, ni conquérant, ni chichiteux, ni mécanique, Bancal est un disque qui, contrairement à ce que porte son titre, marche sur deux pieds solides avec une cohérence, une force et une assurance qui ne sont pas si communes. Ce Portrait d’un Homme d’Age Mûr en Artiste est fin et se mange sans faim. Il n’y a pas de règle qui dit que le sixième album d’un homme est le plus important pour savoir ce qu’il valait vraiment mais c’est peut-être une idée à creuser. Même pas mal.