Life is Unfair : Black Box Recorder, un goût d’éternité dans une capsule de méchanceté

9.2 Note de l'auteur
9.2

Black Box Recorder - Life Is UnfairBlack Box Recorder : c’était le casting parfait. Lorsqu’à la fin de l’année 1997, le batteur et musicien John Moore (qui a remplacé Bobby Gillespie au sein du Jesus and Mary Chain pendant 3 ans) et le leader des Auteurs, Luke Haines, (qui a signé l’année précédente After Murder Park, l’un des meilleurs albums de la période) sollicitent la jeune Sarah Nixey (24 ans alors), qui faisait les chœurs dans un obscur groupe folk nommé Balloon, ils ont l’idée du siècle. L’album qui sort de cette collaboration, England Made Me, frise la perfection. Ce n’est pas la première fois que des types pervers et expérimentés (Haines a 30 ans et Moore 33 ans) jettent leur dévolu sur une fille un peu jolie avec l’idée de profiter de sa candeur et de la faire chanter. Il y a eu des précédents fameux. Mais la musique de Black Box Recorder est d’un autre calibre : millimétrée, précise, subtile, c’est une leçon de pop adulte maîtrisée de bout en bout qui entreprend surtout de porter un regard quasi entomologique sur la société anglaise, ses rigidités et ses archaïsmes. Black Box Recorder permet à Luke Haines de porter plus loin ses obsessions pour le crime, la perversion et les rapports de classe. Après le remarquable Baader Meinhof,uppercut terroriste lancé à la gueule du marché, le chanteur est au sommet de sa créativité et cherche à diversifier ses approches pour sortir du rock à guitares et de l’imagerie brit pop qui lui colle à la peau tout en le marginalisant commercialement. La voix de Nixey est parfaite pour ça : un mélange de femme fatale et de girl next door, dont on ne sait jamais si elle comprend tout ce qu’elle chante tant sa voix est techniquement parfaite mais complètement dépassionnée. Black Box Recorder sera délicat, minimaliste mais aussi radical et ravageur, cruel et à sang froid.

L’aventure Black Box Recorder démarre ainsi et se prolongera sur trois chapitres, The Facts of Life en 2000 qui vaut au groupe une entrée dans le top 20 et un passage à Top of The Pops, et un ultime album, Passionoia, lui aussi très réussi, en 2003, à une période où le soufflé est déjà retombé. Ce dernier album, après la chute de Chrysalis Records, est monté par One Little Indian Records qui assure aujourd’hui l’encoffrage de la totalité des enregistrements du groupe pour la postérité.

Life is Unfair reprend, en effet, de manière assez irréprochable les trois albums studios du groupe, ainsi que tout ce qui traînait autour sous forme d’un CD 16 titres, avec des inédits, des raretés et quelques enregistrements live et notamment des titres issus de BBC sessions. Le cinquième disque du coffret, qui est aussi richement doté en photos et commentaires, est un DVD qui témoigne d’une réapparition du groupe, en 2008, pour quelques dates qui n’aboutiront finalement pas à un nouvel album comme initialement annoncé mais juste à un single en 2010. La version vinyle qui vient de sortir intègre, elle, un enregistrement du concert donné par le groupe au London Astoria en 2003.

Que s’est-il passé entre 1997 et 2003, puis entre 2006 et ces rumeurs d’un retour du groupe ? Tout n’est pas très clair quant à la chute de la maison Black Box. Luke Haines s’est lassé d’une formule qui le rejetait dans l’ombre. Sarah Nixey aspirait à autre chose qu’être une poupée qui chante. John Moore avait son caractère. Le batteur et la chanteuse avaient sympathisé au point de se marier en 2000 (ils le resteront pendant 6 ans), ce qui n’aida pas à équilibrer le trio. L’histoire reste à raconter, de la même façon que le retour avorté des années 2008-2010 est peu documenté.

England Made Me

Il reste entretemps la musique et ce coffret qui confirme qu’on ne s’était pas trompé à l’époque : Black Box Recorder est probablement l’une des plus importants groupes mineurs du tournant des années 2000. La première moitié du premier album est réellement époustouflante par l’effet qu’elle produit. La production assurée par le grand Phil Vinall est d’une lisibilité extraordinaire. Les arrangements sont minimalistes : la batterie sèche et précise de Moore, la guitare, quelques touches de clavier et l’ombre d’un theremin à l’arrière-plan. Les textes sont impressionnants à l’image du spectaculaire Child Psychology et de son refrain controversé : « life is unfair. Kill yourself or get over it. » On pense au Why Dont You Kill Yourself des Only Ones mais en version ado. England Made Me parle du malaise des classes moyennes et des petites filles tristes. Il parle de fin du monde et de foyer idéal, de mariages foirés et d’enlèvement avec rançon. Le mariage de musiciens détachés et d’une chanteuse qui dégage une séduction érotique immédiate est une réussite qui fonctionne avec une efficacité redoutable. On frémit, on gémit, maintenant que l’heure a sonné. Black Box Recorder dégage une froideur clinique qui affecte la réception de titres savoureux comme Up Town Top Ranking ou Wonderful Life. Le manque de chaleur et de « vie » du groupe lui sera d’ailleurs opposé, les critiques reprochant au groupe au fil des livraisons de manquer d’animation. L’enfer est froid. L’amour aussi, contrairement à ce qu’on croit. England Made Me en est la preuve.

Facts Of Life

Le deuxième album à cet égard est aussi puissant et encore plus original et intelligent que le premier. Le trio s’embarque sur la route et continue d’explorer les ressorts de l’Englishness. La voiture est omniprésente, le voyage, la route, la campagne anglaise surtout, là où le cœur du pays bat depuis toujours, en vert.. et contre tout. Le disque démarre par le magnifique Art of Driving, sur lequel Moore chante comme Mick Harvey imitant Gainsbourg et interviewe Nixey sur sa foi. L’album ressemble au geste plein d’élégance et d’insouciance d’un dandy à la Brummel. Haines cultivera cette position durant les deux décennies qui suivent. Un type se ruine pour une cocotte (Weekend) avec qui il ne couche même pas ou… si peu. Il y a des airs de fin du monde et de décadence joyeuse sur The English Motorway System et Sex Life. « Girls on top. In between. Girls together. Girls alone. Boys on top. Boys dont stop. Being boys. In your dreams. I’ve been thinking about you. I’m still thinking about you. In your dreams. » Madonna peut aller se rhabiller ainsi que toutes les bombes latinos. Le sexe est juste là, battant, voilé mais ouvert. Le trio, dans un registre typiquement britannique, tutoie la perversion et rend une copie aussi sophistiquée que tordue et alambiquée. La musique de Black Box Recorder, bien que plombée par des sujets sociaux, politiques et sentimentaux, est d’une légèreté jamais vue, aérienne, graphique. Imaginez la pureté des Young Marble Giants mise au service d’un esprit maléfique tel que celui de Haines. C’est le bon goût qui dissimule la critique la plus acerbe qui suit. Un bonheur véritable. French Rock N’Roll est à tomber, réécouté à vingt ans de distance. Cette musique est un enchantement qui n’a pas pris une ride et s’est bonifiée avec le temps.

Passionoia

Le troisième album, Passionoia, marque un changement d’ère. 2003. C’est déjà autre chose. Le siècle d’après, le marasme. Le son de Luke Haines évolue. Passionoia préfigure ce qu’il fera en solo avec Off My Rocker At The Art School Bop. On y retrouve la prévalence synth-pop et le rétro-kitsch qui marquait aussi How I Learned To Love The Bootboys, le dernier album des Auteurs. Appliquée au son de Black Box Recorder, la nouvelle orientation fonctionne pourtant mieux que lorsque Haines est lui-même au chant. Passionoia est un album moderne, aux sonorités électro, voire club, qui fonctionne assez bien mais, qui pour le coup, fait son âge. On peut être impressionné par The School Song mais aussi considérer que la potion d’un GSOH Q.E.D est un peu chargée. L’album semble l’œuvre de trois personnes qui ont décidé d’aller au bout de leur formule et qui le font consciemment. Les ficelles sont épaisses et assumées et renvoient au travail que fait, à peu près à la même époque, Lawrence avec Denim et Go-Kart Mozart sur les ressorts du succès. Being Number One est un titre cruel et putassier sur le succès, qui emprunte sa rythmique d’arrière-plan à Elastica ou Wire. Le groupe aborde l’englishness avec un second degré plus méchant qu’à l’ordinaire. The New Diana est à cet égard un morceau qui, sans avoir l’air d’y toucher, assassine une seconde fois la princesse de Galles. Haines se détache du pays qu’il aimait et se réfugiera, par la suite, dans une nostalgie non dissimulée de la culture ouvrière et historique du pays située dans l’après-guerre. C’est à cette époque-là qu’il passe du personnage d’intellectuel brit pop à celui de dangereux atrabilaire. Passionoia est un album anti-moderniste, tant sur les textes que sur la musique. Il n’en reste pas moins un album courageux, séduisant et délicieusement suave. When Britain Refused to Sing tourne en roue libre mais produit son effet. I Ran All The Way Home constitue un final somptueux et probablement le sommet du disque. Le texte est l’un des plus pernicieux et vénéneux composé par Haines.

Never mind the rain
Just be thankful that you’re here
On holiday
Put your coat on, go and play
Here’s some money for today
Don’t talk to anyone
Or I’ll send you to bed
Without any food
And I’ll skin you alive
You know what I’ll do
Don’t you know that I love you?
Don’t you know that I love you?
Collecting driftwood on a beach
Build it up like fire
Send a message to a passing ship
‘Come and rescue me
Come and take me somewhere else
Where the weather’s good’
Now the tide’s coming in
And it’s starting to rain
But I’ll be back tomorrow
And I’ll try once again
I ran all the way home
I ran all the way home
I just want to go home
The novelty has worn off
We are not amused anymore
If you really love me
You’ll let me go home

Terminer son œuvre officielle sur cette chanson est ce qui pouvait arriver de mieux au groupe. Le titre encapsule ce qui faisait les qualités du trio : sa capacité d’élévation, sa technique et son envie de décoder les éléments qui font la pop. On peut prendre l’œuvre de Black Box Recorder au premier degré ou considérer qu’elle forme un essai douloureux et princier sur ce qu’est la pop. Dans les deux cas, elle a son importance.

Le disque bonus du coffret CD confirme ce sentiment avec notamment une BBC session d’anthologie où aux côtés de Art of Driving, dans une épure splendide, on trouve une reprise du Rock N Roll Suicide de Bowie à tomber. Celle du Seasons In The Sun de Brel n’est pas mal non plus. L’immense culture musicale de Moore et Haines fait merveille et on éprouve tout du long cette sensation d’avoir à faire à quelque chose de beaucoup plus profond et intelligent que ce que nos oreilles écoutent.

D’où qu’on se place, ce coffret, en CD ou en vinyles, est un excellent moyen (et pas cher, par-dessus le marché) de redécouvrir ce groupe qui n’a pas eu l’écho critique qu’il méritait. Traité avec respect mais sans excès d’enthousiasme de son vivant, Black Box Recorder est peut-être l’un des groupes anglais du début des années 2000 qui aura le mieux résisté au temps passé et au temps futur. Plaisir de gourmets donc, d’esthète, d’historien, de romantique et de cynique mais aussi de punk rockeur au cœur tendre, de poppeux et de bonze : Life is Unfair ne décevra personne.

Tracklist
01. Girl Singing in the wreckage
02. England Made Me
03. New Baby Boom
04. It’s Only The End of The World
05. Ideal Home
06. Child Psychology
07. I.C One Female
08. Up Town Top Ranking
09. Swinging
10. Kidnapping An heiress
11. Wonderful Life
12. Hated Sunday
13. The Art of Driving
14. Weekend
15. The English Motorway System
16. May Queen
17. Sex Life
18. French Rock n’roll
19. The Facts of Life
20. Straight Life
21. Gift Horse
22. The Deverell Twins
23. Goodnight Kiss
24. The School Song
25. GSOH Q.E.D
26. British Racing Queen
27. Being Number One
28. The New Diana
29. These are the Things
30. Andrew Ridgley
31. When Britain refused to sing
32. Girls guide for the modern diva
33. I ran all the way home
34. Facts of life (single version)
35. Start as you mean to go on
36. soul boy
37. Facts of life (chocolate layers remix)
38. Uptown top ranking
39. Brutality
40. Watch Angles Not the wire
41. Rock n roll suicide (BBC Session)
42. Art of Driving (BBC Session)
43 Straight Life (BBC Session)
44. Goodnight Kiss (BBC Session)
45. Land Of Our Fathers
46. 17 And Deadly
47. Passionoia (Mega Mix)
48. Lord Lucan
49. Keep It In The Family
50. Do You Believe In God?
Liens
Recevez chaque vendredi à 18h un résumé de tous les articles publiés dans la semaine.

En vous abonnant vous acceptez notre Politique de confidentialité.

More from Benjamin Berton
The Cure Lost World 2/8 : Fragile mais content…
A moins de vivre dans une grotte, difficile d’être passé à côté...
Lire la suite
Join the Conversation

1 Comments

  1. says: Yatz

    Article intéressant, si ce n’est pour la manière dont la chanteuse est présentée et la remarque un peu étrange (et pas nécessaire) sur Madonna et les “bombes latino”. Enfin, ça reste bien écrit, ça m’a juste un peu fait tiquer

Leave a comment
Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *