A quoi ça tient un album culte ? A pas mal de choses assurément, inutile de toutes les lister ici. On en retiendra juste deux : la pochette et l’histoire du groupe. A une époque largement pré-#MeToo, dans un monde des musiques indépendantes qui avait parfois du mal à s’affranchir d’un entre-soi couillu aux comportements sexistes dignes des stéréotypes rock’n’roll pourtant raillés voire combattus, on ne pouvait que regretter l’absence de filles, musiciennes, activistes ou même simples fans acheteuses de disques et férues de concerts. L’idéal pop féminin s’incarnait alors dans quelques rares figures de proues (Amelia Fletcher, Rachel Goswell), la personnification d’une jeune femme moderne, libre, indépendante, terriblement futée, engagée politiquement et fan de pop devant l’éternel nommée Sarah (Records) ou une pochette. Autant dire qu’à la découverte de celle de Drop Out, unique album des anglais d’East Village, on n’aurait pas compris que ce disque ne puisse pas fonctionner.
Pourtant, rien ne laissait présager que ce disque puisse devenir un tel joyau caché au fil des années. Il résume à lui seul une époque complexe, jusque dans ses défauts. 1993 : noisy, baggy, ligne claire, dansante ou carrément sous influence, la pop anglaise ne sait plus trop sur quel pied danser. Le New Musical Express et le Melody Maker font encore offices de références incontournables mais à force de mauvaise foi radicale, ils ressemblent parfois plus au torchon The Sun qu’à de véritables prescripteurs musicaux pertinents et influents ; ils en crèveront. Drop Out sort donc à un moment où la musique anglaise est indéniablement à la recherche d’un second souffle, une année marquée par la ré-émergence ou la confirmation du rock américain avec des albums importants signés Dinosaur Jr, Red House Painters, Belly, Mazzy Star et tant d’autres.
On aurait d’ailleurs pu passer très vite sur le cas du quatuor anglais signé sur le label Heavenly sous l’influence de Bob Stanley qui dépassait largement le seul catalogue de St. Etienne. Celles et ceux qui n’ont jamais pu aller au-delà de l’introductif, horrible et putassier Silver Train (pourtant véritable tube surprise en Australie où l’album sortira sur l’influent défunt label Summershine) en auront été pour leurs frais mais il est vrai que ce cliché 100% britannique concentrant les pires stéréotypes de la musique d’alors (abus d’orgue, de congas, de guitares criardes, d’effets de manche de basse, de chant maniéré, etc…) n’était guère engageant. Il est pourtant l’arbre qui cache une forêt de neufs titres d’une élégance folle, d’une classe tout simplement admirable. Mélodies ciselées, orfèvrerie pop, écriture limpide et chant à plusieurs voix d’une douceur exquise : tout dans cet album renvoie au coup de foudre initial de la pochette signée du photographe allemand Juergen Teller, à l’origine pour une campagne de la styliste britannique Katherine Hammett. Pour celles et ceux qui ont eu alors la chance de s’aventurer dans Drop Out, chaque titre devient un classique, une pièce capable d’entrer dans n’importe quel top absolu, dans n’importe quelle liste d’île déserte, dans les bandes sons des cérémonies de mariage ou de celles envisagées pour des funérailles. Un de ces disques jamais oubliés, toujours régulièrement écoutés depuis 30 ans ; un de ceux qu’on fait découvrir aux invités sans crainte de les effrayer tout en voulant se montrer un peu exigeant. Impossible de citer un titre plus qu’un autre : reportez-vous au tracklisting ci-dessous, de 2 à 10, tout y est tout simplement parfait ; véritablement intemporel.
Alors, parce qu’il est de ces albums indéniablement importants, Drop Out ressort pour la deuxième fois après une première réédition pour ses 20 ans en 2013. Toujours sur le label Heavenly, cette 30th Anniversary Edition revient sous la forme de LP avec en prime le 45 tours initial du single Circles mais surtout un double CD deluxe dont le second regroupe 14 titres rares, premiers singles ou versions inédites, pour la plupart déjà sortis sur la compilation Hotrod Hotel mais uniquement en Australie chez Summershine en 1994 puis rééditée aux USA sur Slumberland en 2020.
On ne saura jamais ce que la suite de Drop Out aurait pu donner et pour cause, il n’aurait même pas dû voir le jour car voilà aussi ce qui fait le sel des albums cultes : peu de temps après la fin de son enregistrement, East Village splitta sur scène, un soir de 1991. Il fallut alors toute la persuasion de Jeff Barrett, patron d’Heavenly pour que le groupe aille malgré tout au bout d’un processus qui les conduirait à cette drôle de renommée. Martin Kelly, le bassiste rejoignit ensuite la direction du label et le management de St. Etienne, devenant au passage pour la petite histoire l’élu du cœur de Sarah Cracknell tandis que son frère Paul forma les très 60’s mais néanmoins anodins Birdie avant devenir aujourd’hui un cinéaste et graphiste renommé outre-Manche. Il accompagna aussi un temps St. Etienne sur scène avec le batteur Spencer Smith tandis que le second guitariste John Wood, parti enseigner en Chine, ne laissa pas complétement tomber la musique et sortit on ne peut plus discrètement en 2006 sur le label japonais Excellent records un album de folk, Quiet Storm. East Village, le groupe qui refusa de toucher les étoiles.
La réédition de Drop Out sortira le 24 janvier sur Heavenly Recordings.
01. Silver Train
02. Shipwrecked
03. Here It Comes
04. Freeze Out
05. Circles
06. When I Wake Tomorrow
07. Way Back Home
08. What Kind Of Friend Is This
09. Black Autumn
10. Everybody Knows
Disc Two
01. Her Father’s Son
02. Precious Diamond Tears
03. Cubans In The Bluefields
04. Strawberry Window
05. Break Your Neck
06. Kathleen
07. Back Between Places
08. Meet The Wife
09. Vibrato
10. Here It Comes (original version)
11. Freeze Out (original version)
12. Violin
13. Barrell Dog
14. Go And See Him