Loma / How Will I Live Without a Body?
[Sub Pop Records]

9.6 La note de l'auteur
9.6

Loma - How Will I Live Without a Body?Il manque une seule lettre à Loma pour devenir Soma qui signifie « le corps » en grec ancien. Et de corps, le trio texan n’en manque pas. Leur troisième album sur le label Sub Pop, s’appelle How Will I Live Without a Body? : hasard ou nécessité ? En ces temps de dématérialisation à outrance, la question est loin d’être anodine. Et la bande à Emily Cross réussit l’exploit de nous fournir un réponse puissante et convaincante à travers son extraordinaire musique et des textes subtils et sensibles.

Ce troisième opus, Emily Cross et Dan Duszynski du duo Cross Record aidés de Jonathan Meiburg de Shearwater (les trois protagonistes fondateurs du groupe Loma en 2016 donc), ont quitté leur grange d’Austin où ils avaient enregistré leur deuxième album Don’t Shy Away, pour le Dorset en Angleterre (tiens donc, PJ Harvey aurait-elle envoyé des signaux invisibles depuis sa terre natale pour attirer les grands esprits créatifs ?).

Le résultat est tout simplement unique et follement addictif (nous ne pouvons littéralement plus nous en passer !). On ne va pas bouder son plaisir et oser le jugement définitif : voici un chef-d’œuvre quasi parfait, rien que cela !

Les onze titres forment une sorte d’architecture complète et intégrée où chaque moment prolonge le précèdent comme une évidence et annonce le suivant comme une nécessité. Il s’agit d’une musique toute calme et douce, aux tempi très modérés, comme une longue caresse bienveillante. L’approche rythmique est marquée par des basses aux influences issues d’une tradition jazz, associées à des parties de batterie discrètes mais remarquablement subtiles et efficaces. La voix d’Emily et les arrangements vocaux associés mettent en avant des mélodies d’une beauté édifiante, dans cette douceur générale, déjà signifiée plus haut. Les variations dynamiques sont bien présentes sans en avoir l’air. On retrouve cette recherche du rapport silence / son, dans une tradition allant de Miles Davis à Tortoise en passant par des groupes comme The Blue Nile, Movietone et bien entendu les derniers Talk Talk et le génie de Mark Hollis.

On entre dans cet album par une invitation directe : Please, Come In, premier morceau, amorce l’hospitalité que souhaite faire valoir cet art du partage sans compromission ni facilité démagogique ; « Nul n’entre ici s’il n’est mélomane » pourrait bien être écrit en gros au fronton de l’édifice Loma, à condition d’entendre par « mélomane », le goût simple de la musique et non quelque distinction liée à je-ne-sais quelle érudition pré-requise. La construction toute en distorsions voilées n’est évidemment pas sans nous rappeler le cousinage avec Low, le fameux groupe du Minnesota.

Puis s’installe progressivement l’aspect naturaliste de Loma, avec cette technique du Field Recording et ces incrustations de sons et de voix en arrière-plan. Le chant des oiseaux au tout début d’Arrhythmia n’empêche aucunement un sentiment d’étrangeté de s’installer de par la voix d’Emily, des chœurs en écho, du piano en notes ascendantes, des percussions d’allure tribale et autre sifflements et sons venus d’un pays dont nous ne connaissons rien. Il semblerait que, à même la nature, si l’on en venait à perdre son corps pour n’être que pur esprit, un doute viendrait s’installer au beau milieu de notre fondamentale foi perceptive :

Can I trust how i feel every day? / Is the world what i think it to be?

S’ensuit Unbraiding, véritable joyau de mélancolie heureuse, qui vante, à travers une poésie assez énigmatique, une sorte d’hommage à un flegmatisme pourtant combatif (« unbraiding » peut ici se traduire par « sans se laisser abattre »), où la nonchalance vertueuse n’exclut ni les réveils très matinaux pour contempler la nature, ni un certain activisme pour, je cite : « attraper la lumière et apporter quelque part de nulle part ».

Nous savions déjà qu’il était difficile d’avaler des couleuvres, mais avaler des pierres ne peut que nous entrainer à l’indigestion mortelle. I Swallowed a Stone, sorte de  sombre blues moderne aux violons déroutants, raconte comment il est difficile de ne plus aimer en ayant écrasé le passé sous le poids de la pierre du ressentiment. Heureusement, la quête naturaliste est là pour raviver la flamme.

Quelle joie que d’entendre dans le morceau How It Starts et son mouvement de vague tellement bien rendu par les arpèges de piano, que la vie ne tient qu’à un risque, celui du risque lui-même comme moteur de l’action ; paisible, juste et sans affairement inutile, celui que seul le corps rend possible :

The risk is in all you’re holding / Bodies only know / How to fall together / And as you go / Go lightly / You knew me well / I should have known you better /And this is how it starts to move again

Tout le paradoxe de « l’humain / non humain » tient alors dans ce titre A Steady Mind où gît une tension permanente, entretenue par la clarinette, entre le riff et les notes étirées des guitares, le rythme de charley en sourdine et les roulements de batterie en triolets. Tout cela est au service d’un texte magnifique cristallisant une forme de dilemme marqué par l’agoraphobie en arrière plan (mais en est-ce vraiment un ?) entre le besoin de garder son esprit dans une sérénité que seuls le retrait et une certaine solitude peuvent fournir, et le désir immanquable d’être avec les autres pour faire société.

De la ville à la montagne et de la montagne à la mer, la nature s’épanouit et nous raconte l’infinité possible du temps. Si le ciel de Londres est rose comme une fleur éclatante, son parfum se perd aussi dans celui, plus volatil, des corps qui se séduisent, s’aiment et parfois s’épuisent. Comme le chante parfaitement Emily, si « le vent dans les roseaux, les mouettes dans le ciel [sifflent] la même mélodie à l’infini », « cet amour [quant à lui] n’est pas illimité […] et se bat contre un coucher de soleil ». Pink Sky nous rappelle tout simplement notre finitude (quand on sait qu’Emily Cross officie comme « thanadoula », ces femmes aidant les personnes en fin de vie, dans un ancien atelier de cercueils, on n’est pas vraiment surpris par cette conscience si aiguisée).

La fin de l’album, tout simplement sublime, continue d’insuffler cette étrangeté, pourtant si paisible, pour nous dire qu’il faut tout accueillir du monde, être de son bord, se soucier de l’autre sans jamais s’y soumettre, sans avoir peur de la peur qui est la vie même et puis casser les moules qui nous empêcheraient d’avoir le cœur qui bat la chamade. En un mot, il faut vivre. Or sans le corps selon la chair, « la vie de l’homme et de la femme est en danger ».

Le dernier morceau, ballade en guitare acoustique et mélodie à vous extraire des larmes, le dit tellement bien : la vie est là dans sa plénitude, offerte à nos corps, à condition de ne pas s’en détourner, mais d’ajuster les quelques pas nécessaires que nous permet notre motricité pour s’enivrer du monde à 180 degrés, en assumant, encore une fois, notre finitude humaine indépassable.

Notre esprit se trouve tout autant chamboulé que notre corps (si nous voulons encore les considérer comme séparés), d’apprendre que certains textes de l’album (dont le titre du disque), ont été écrits à l’aide d’une IA (développée par l’avant-gardiste Laurie Anderson). Dans quelle mesure, à quels endroits, avec quelle directivité ? S’il apparaît clair à l’issue des écoutes répétées de cet album que Loma a répondu à la question posée par le titre de ce dernier (soma, le corps n’est pas sūma, le tombeau !), cela ajoute encore à l’énigme d’un chef-d’œuvre musical contemporain qui siège dorénavant au sommet de notre panthéon personnel.

Laissons-donc les mots de la fin au groupe lui-même, qui s’exprime en ces termes pour présenter l’album :

We love this album, and we think you will too. It’s a rich and atmospheric journey through hazy summers and deep winters, star-filled nights and blazing days. It took us places we’d never been before, in music and in life.  Join us, won’t you?

(Nous aimons cet album, et nous pensons que vous l’aimerez aussi. C’est un voyage riche et atmosphérique à travers des étés brumeux et des hivers profonds, des nuits remplies d’étoiles et des jours brûlants. Il nous a emmenés là où nous n’étions jamais allés auparavant, dans la musique et dans la vie.  Rejoignez-nous, voulez-vous ?)

Tracklist
01. Please, Come In
02. Arrhythmia
03. Unbraiding
04. I Swallowed a Stone
05. How It Starts
06. Dark Trio
07. A Steady Mind
08. Pink Sky
09. Broken Doorbell
10. Affinity
11. Turnaround
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3 Comments

  1. says: Li-An

    Bon, cette chronique m’a convaincu de réessayer ce disque. J’avais adoré le précédent opus et pour le moment je suis un peu déçu par celui-là. Peut-être ne suis-je pas assez mélomane…

    1. says: Maxime Meunier

      Bonjour,

      Ne vous inquiétez pas, vous êtes certainement un très bon mélomane ! Je peux tout à fait comprendre que vous ayez préféré “Don’t shy away” qui est excellent. Pour ma part, je trouve le dernier plus fin et abouti mais c’est tout à fait discutable bien entendu. En tous cas, j’espère que vous finirez par y trouver un contentement réel après plusieurs écoutes (en variant les contextes peut-être…le matin, le soir, les jours de pluie, les jours ensoleillés, devant les enceintes, au casque, etc.). Je ne peux que vous encourager à persévérer, surtout si vous avez déjà mis les pieds avec joie dans l’univers de Loma. Amitiés musicales

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