Début des années 1990 : alors que Sarah Records place Bristol à l’épicentre de l’internationale pop underground sans toutefois parvenir à faire éclore une véritable scène pop locale, dans les quartiers plus métissés de la capitale du sud-ouest de l’Angleterre nait un mouvement qui va bouleverser les équilibres stylistiques et placer la ville sous les feux de l’actualité musicale mondialisée pour quelques années, l’horriblement nommé Trip Hop dont les têtes de gondole Massive Attack, Tricky, Portishead ou Alpha viennent toutes des rives de la Severn. Mais la dynamique 8ème ville du Royaume Uni est aussi le berceau d’une exigeante scène d’un rock qualifié de post, mais assez éloigné des standards chicagoans d’alors, plus tournée vers les explorations bruitistes et folk. Inspiré par le label Heartbeat qui fera émerger dès la fin des années 1970 la scène alternative bristolienne et hébergera plus tard la structure FSA qui sortira les premiers disques du Flying Saucer Attack de Dave Pearce, lui aussi basé en ville, Richard King, jeune gallois débarqué pour ses études et futur auteur en 2017 de How Soon Is Now, l’ouvrage de référence sur l’histoire des principaux labels de la scène indépendante britannique va créer sa propre structure, le label Planet. Son existence, bien que relativement courte (1993/1997) va faire émerger des entités polymorphes et intimement imbriquées les unes dans les autres desquels écloront Crescent, Matt Elliott et son Third Eye Foundation ainsi que Movietone, vitrine du label en forme de supergroupe. Le succès, d’abord d’estime auprès d’inconditionnels exigeants et pointus va se confirmer à la grande migration des groupes du label vers Londres pour rejoindre dans le sillage de Flying Saucer Attack mais surtout de Richard King, lui-même appelé à prendre des responsabilités dans ce label majeur de cette fin de siècle, Domino.
Voilà pour l’histoire vite résumée, à l’heure où Textile Records exhume des tiroirs de la BBC trois sessions enregistrées chez le plus influent et le plus regretté des DJ anglais, John Peel. Cette compilation de Peel Sessions de Movietone revient sur les 3 sessions enregistrées dans les célèbres studios londoniens de Maida Vale par le groupe, de façon sélective sur le LP, exhaustive et chronologique sur le CD qui est également inclus dans la version vinyle, histoire de ne léser personne ; une honnête attention suffisamment rare pour être soulignée. Si le disque a de quoi régaler les fans qui se découvrent une âme d’archiviste à chaque exhumation de ce type de bandes, il est aussi l’occasion de revenir sur le parcours d’un groupe sans réelles prétentions, à l’influence au final somme toute limitée mais qui pourtant marqua son époque par un son unique et des albums remarquables, encore aujourd’hui. Il faut aussi se souvenir que les sessions chez John Peel n’étaient pas forcément corrélées à une promotion mais se programmaient au bon vouloir du bonhomme et des disponibilités des groupes invités. En ressort une véritable approche documentaire qui rend compte de l’évolution à la fois du son du groupe sur une période courte d’un peu plus de 3 ans mais aussi dans le détail de titres captés dans un temps souvent intermédiaire entre le stade de la démo et celui de l’enregistrement sur disque.
La première session, enregistrée en mai 1994, peu après la sortie du premier single du groupe, le superbe She Smiled Mandarine Like propose 3 titres de leur premier album sur Planet mais aussi un inédit datant de l’époque où Kate Wright et Rachel Coe formaient avec Matt Elliott Lynda’s Strange Vacation, un groupe éphémère n’ayant jamais rien sorti mais qui donnera son nom, ou presque, au propre label presque aussi éphémère de ce dernier, Linda’s Strange Vacation. Des voix fantomatiques s’étirent sur des guitares léthargiques tandis que le groupe se laisser aller à des explorations free à coup de clarinette et de véritables éclats de verres âprement négociés avec les responsables du studio sur le single Mono Valley. Il faut alors compter sur l’inédit Stone pour sortir le groupe de sa torpeur à coup d’éclairs électriques dans une ambiance très Sonic Youth qui, ils l’avaient sans doute déjà compris à l’époque, ne les mènerait pas bien loin.
Le second enregistrement, daté de janvier 1996 nous montre un groupe à un moment charnière de sa carrière : l’accueil du premier album sorti l’année précédente a été chaleureux et Movietone se met immédiatement à en écrire la suite. Si Summer et Blank Like Snow sont présentées dans des versions assez proches de ce que l’on découvrira au final, le titre à rallonge The Voice Came Out Of The Box And Dropped Into The Ocean n’est autre qu’une première version du magnifique single emblématique Useless Landscape qui marquera la transition entre Planet et Domino tandis que Chocolate Grinder est le nom de code de l’instrumental Night Of The Acacias. Si le groupe s’est clairement assagi, troquant son électricité parfois sauvage et dépressive pour une électro-acoustique apaisée, il entre dans une phase d’expérimentation et d’hybridation plus marquée et ce passage en studio est une belle illustration des travaux en cours. Maida Vale 3 est un studio taillé pour les orchestres, richement équipé et le groupe va se faire fort de tester une grande partie des instruments mis à sa disposition. Piano électrique Wurlitzer, orgue Celeste et même des platines qui permettront d’agrémenter Chocolate Grinder de scratches furieux : le groupe se teste et prépare ce qui sera son album de la révélation au public indépendant (y compris aux USA chez Drag City), le très bon Day And Night, à la suite duquel il s’embarquera dans de longues tournées au cours desquelles il livrera des concerts inoubliables, remplis de douceur, de moments suspendus et d’explosions free sauvages.
Alors que l’atmosphère n’est pas vraiment à la rigolade de l’autre côté de la Manche en ce 31 août 1997, jour du décès de Lady Di qui faillit tout faire capoter, selon le même principe que la précédente, cette troisième et dernière session enregistrée alors que s’apprête seulement à sortir Day And Night propose, déjà, les ébauches de l’album suivant, The Blossom Filled Streets qui ne verra pourtant le jour qu’en 2000. Le groupe continue de faire évoluer sa musique et s’inscrit dorénavant de façon assez explicite dans la longue et passionnante liste des héritiers du Talk Talk de Laughing Stock pour livrer ce qui sera peut-être son meilleur disque, en tout cas le plus abouti, ce que ce temps de gestation semble confirmer. Hydra, très belle ouverture de l’album qui s’emballe en fin de morceau parvient dans cette version assez différente à contenir son émotion, transcendée sans doute par un avantageux piano joué par Matt Elliott alors que ni l’un ni l’autre ne figureront dans la version définitive. Le titre phare, The Blossom Filled Streets a déjà toute la force de cette structure chaloupée qui s’emballe et accélère plus qu’elle ne monte vraiment même si cette version est quelque peu plus dynamique. Quant à Facing West California’s Shores, il préfigure là aussi comme précédemment l’instrumental contemplatif In A Marine Light dans une version sensiblement différente et tout aussi intéressante.
Les albums compilant des Peel Sessions sont rarement emblématiques et s’adressent avant tout à un public de connaisseurs, voire de collectionneurs et celui-ci ne devrait pas déroger à la règle. Pourtant, sorti 25 ans après le dernier de ces enregistrements et près de 20 ans après l’ultime album de Movietone, The Sand And The Stars, il n’est pas question que de nostalgie. Alors que Kate Wright, conservatrice en chef de l’âme du groupe, effectue sur ses réseaux sociaux un passionnant travail d’archivage tout en allant de l’avant sous le nom de 1000 Dawns dont on attend avec impatience les prochains morceaux, alors que Matt & Sam Jones donnent encore régulièrement des nouvelles d’un Crescent folk lo-fi devenu au fil du temps alter-ego de Stephen Malkmus et d’un autre grand regretté, David Berman de Silver Jews, on mesure à quel point Movietone fut moderne et essentiel, créant une musique post rien du tout mais délibérément ancrée dans un espace-temps qui lui était propre et qui fonctionne encore parfaitement.