Dans le train du matin, on a beau savoir où vont les gens qui sont à côté de nous et avoir une petite idée, au fil du temps, de qui ils sont, on n’est jamais dans leur tête et qu’entre inconnus. On s’observe, on décrypte, parce que les visages attirent les visages, et on vaque chacun à ses tâches d’avant-tâches qui, bien qu’elles précèdent socialement la « vraie journée », sont bien plus signifiantes que tout le cirque qui suivra. Matthieu Malon a écrit ce disque pour occuper ce temps répandu, étendu par les retards et les soucis techniques, entre son travail à Paris et son domicile à Orléans; temps perdu mais aussi temps véritable ou petite heure de vérité, si l’on considère qu’il est le seul (entre le travail, la famille, les « obligations ») qui appartient véritablement au voyageur.
Cabinet de curiosités
Désamour était un album où Malon se frottait au monde, un album de type qui écoutait The Cure et Joy Division dans sa chambre, un album d’homme et d’amant presque mort. Le pas de côté est à peu près tout son contraire : un album de début de journée, matinal et entouré (plus que cerné) par les autres, où la posture du narrateur (un train, à la fraîche) détermine le regard qu’on porte sur le monde. Le principal atout du Pas de Côté est qu’il est tout entier bâti sur la curiosité qui, à cette échelle, peut être considérée comme la principe qualité, voire la principale valeur, humaine. La curiosité s’exprime ici, on l’a dit, par le dispositif : un homme, un train, une tablette qui sert à composer et à écrire, tandis que les voix, autant parlées que chantées, faute de pouvoir être saisies en live (Malon a avoué avoir essayé en vain les toilettes) sont déposées le soir ou un peu plus tard à la place qui est la leur.
Curiosité de l’individu par rapport à la journée qui s’annonce et qui laisse venir à lui les visages, les souvenirs et les espoirs. A quoi pense-t-on ? A qui ? A quand ? Le défilement du paysage, d’un point de vue physique, enclenche le défilement du film de notre vie. C’est un procédé bien connu. Et Malon ne fait que ça ici : nous dire ce qu’il voit, ce qu’il a vu, par delà l’espace et le temps. On se moque souvent des vaches qui regardent filer les trains mais, si elles éprouvent ne serait-ce qu’un millionième de ce que nous pouvons ressentir dans l’autre sens, lorsqu’on regarde la plaine, ce sont sans doute des créatures bienheureuses. Malon voyage : enfant, il revoit sa première bicyclette, Mon Luis Ocana Rouge, et à la façon d’un Kraftwerk régressif nous embarque dans un Tour de France de sept minutes essentiel. Les souvenirs mis en chansons alternent ici avec les chansons d’observation de la réalité qui se trame sur les fauteuils d’à côté. Le billet de cent francs fait penser à ces historiettes anodines mais parfaites d’équilibre qui composaient le dernier Klub des Loosers. Le parallèle est osé : Malon et Fuzati ont probablement assez peu à voir ensemble mais partagent tous les deux ce regard mi-amusé, mi-désabusé au monde, cette curiosité désolée face aux agissements de leurs contemporains, en même temps qu’un immense respect pour leurs propres souvenirs d’enfance ou d’adolescence. Il y a dans ce billet de cent francs tout un monde qui s’ouvre et se referme, avec une efficacité qu’on retrouve aussi sur l’impeccable ZigZag, en « hommage » à la boîte de nuit locale. Bonbon, madeleine, coup d’un soir : tout est du pareil au même. Parfois, le narratif est un peu court. On n’adhère mais pas plus que ça à Respire, un peu convenu, mais on craque totalement sur le lyrisme et l’allant qui se dégage du magnifique Quelques jours avec toi.
Et tu danses avec lui
Malon divague et flâne entre deux ou trois âges, tissant une sorte de tapisserie mi-réaliste, mi-onirique sur des nappes synthpop irrésistibles. Car c’est là l’autre découverte du jour : Malon a des fourmis dans les jambes. Sa musique remue et fait danser, elle enjoue et met en joie. Chaque morceau parmi les 9 titres est soutenu par une mélodie solide, presque imparable, et qui n’est pas là que pour amuser la galerie. Les constructions musicales ont la tenue d’une synth pop exigeante et une légèreté poétique innée qui renforcent le caractère déambulatoire du disque (le rythme de ce train de banlieue et celui d’une vie ennuyeuse mais courbée comme l’espace temps) et ce sentiment qu’on progresse vers une libération/une lumière encore indéfinie.
Le pas de côté, en tête, affichait l’ambition et le programme de manière un peu théorique. Il faudrait un manuel de philosophie pour creuser la notion mais le pas de côté est ce qui permet au narrateur chanteur d’être seul parmi les autres, comme l’était Baudelaire chez Sartre, membre de la foule mais poétiquement placé en décalage par rapport à celle-ci. Mieux vaut s’en foutre et s’amuser, laisser parler la poudre synthétique. La vie est une danse. Désamour est oublié. Il s’agit d’ouvrir les yeux désormais et de répondre aux opportunités. Cache-cache sur les réseaux sociaux, souvenirs de baise et cruauté du matin sur le Souvenir des autres fois, chanson qu’on aurait trouvé d’un goût douteux si Malon ne la sauvait pas d’un twist épatant. La vie est un fardeau mais aussi un réservoir de possibilités. Les textes et musiques de Malon font penser aux nouvelles de Régis Jauffret. Elles ne font qu’explorer un champ de suppositions. A cet égard, l’épique Rubrique Sport qui referme magistralement l’album tient lieu de manifeste. Ce que dit Malon est simple et compliqué à la fois : passé et futur partagent chez lui la qualité d’être en permanence ouverts à l’exploration. Le passé l’est par le souvenir qu’on en garde et qu’on revisite chaque jour. Le futur, par nature, parce qu’il est façonné par le rapport entre nos espoirs , notre détermination et ce qui est déterminé par le présent. Tout est réel en marche. Tout est source de vie et mis en mouvement par notre capacité d’attachement.
Le miracle de cet album ne tient pas tant que ça au caractère inédit de la découverte qu’à la capacité qu’a eu Malon à l’exprimer avec autant de justesse en usant de moyens radicalement pop et séduisants. L’Orléanais confirme s’il en était besoin qu’il est le plus philosophe de nos chanteurs, un monument d’attention aux autres et à lui-même, en plus d’être un musicien d’instinct formidable.
02. Cache-cache
03. Mon Luis Ocana rouge
04. Le ZigZag
05. Quelques jours avec toi
06. Respire
07. Le souvenir des autres fois
08. Le billet de cent francs
09. La Rubrique Sport
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