Frustration sauve la planète rock depuis Allonnes

Frustration en concert 2024

La plus belle salle indé de l’Ouest accueillait cette semaine un joli ticket composé des Rochelais de The Big Idea et des monstres scéniques Frustration. Les premiers renvoyaient un vrai sentiment d’euphorie dès leur montée sur scène : tenues de chavs punk à l’anglaise et kékés (authentiques) pour magazines, shorts et moustaches obligatoires (à l’exception d’un des sept individus, sans doute imberbe !), jambes blanches et pas très poilues, allure conquérante et chevelures ébouriffées ou soignées de conquérants de l’impossible. Le groupe a sorti en février un impeccable nouvel album, Tales of Crematie, sur lequel on reviendra et en exécute quelques morceaux surprenants et surtout super énergiques qui enchantent un public médusé. Le groupe se présente en nombre (7 donc) et fonctionne comme un vrai collectif, avec un chant pris en rotation à 3 ou 4, des chœurs/écho et un humour dans les intertitres qui les rend sympathiques. Musicalement, la proposition de The Big Idea est solide, un brin psychédélique, toujours décousue avec de beaux décrochés soniques (The Fight) où le groupe fait déferler une armée de guitares et de basses en escadrilles de bruit blanc et une sorte d’attitude surf rock qui renvoie aussi bien aux côtés foutraques de la Fat White Family ou de Snapped Ankles, en moins incarné, qu’à la sophistication d’Animal Collective. Sur scène, c’est trop bordélique et dispersé à ce stade pour qu’on retrouve pleinement la complexité qui s’énonce très lisiblement sur le disque à travers des titres comme The War (ici, trop mécanique et enthousiaste pour honorer sa complexité) ou encore The Council of The Kings.

The Big Idea 2024

The Big Idea

La subtilité du projet (aux accents kinksiens, période Arthur or The Decline and Fall of The British Empire, le disque est un rock opera à l’ancienne) est éclipsée par l’envie de bien faire et d’assurer un show bondissant et pétillant. On a ainsi l’impression que les chansons n’y sont pas tout à fait ou tout le temps et que le groupe gagnerait à modérer son enthousiasme pour offrir plus de lisibilité et rendre justice à son ambition artistique. Il n’en reste pas moins qu’on ne résiste pas à l’efficacité et à la folie débridée d’un Vertigo of Love qui s’étire sur une petite dizaine de minutes. On est touchés par la cohésion qui se dégage du groupe et par le niveau d’investissement des instrumentistes. Ca bouge dans tous les sens et c’est extrêmement spectaculaire (mais un peu crevant), ce qui en fait néanmoins une première partie à la qualité d’intention irréprochable et plutôt parfaite pour engager la soirée. The Big Idea porte finalement assez mal son nom : ils en ont plein ou trop (d’idées). C’est pour l’heure ce qui fait leur charme fou, le plaisir de les entendre partir dans tous les sens, mais les expose parfois aux tourments de la dispersion. Mais qui a dit que gravité rimait avec qualité ? Frustration peut-être dont la concision et le jansénisme dans l’approche musicale s’inscrivent en totale opposition avec ce qu’on a entendu avant… ou pas.

Frustration Allonnes 2024

 

Frustration

Les Frustration fêtent cette année les 20 ans de leur première sortie (un EP en 2004). Techniquement cela fait d’eux un groupe de vétérans, qualificatif qu’on retrouve souvent dans les descriptions du groupe à la fois pour souligner leur longévité exceptionnelle (le punk est souvent une affaire qui se consomme/consume vite) et pour dire qu’ils n’ont plus tout à fait vingt ans. Ces mecs ne sont pas forcément passés par la case jeunes d’ailleurs et il suffit d’un titre de chauffe pour qu’on se rende compte dans l’attitude et l’engagement qu’on a pas à faire à un auto-tribute band ou à l’un de ces groupes (reformés/déformés) rétro qui écument le circuit. Le nouvel album, Our Decisions, est à peu près tout sauf un album patrimonial. La musique de Frustration a beau être pétrie de références (au punk des origines, à la cold wave, au post punk, la oï, etc) et d’échos de trucs qu’on connaît (au hasard, Riptide au refrain à la Depeche Mode), c’est avant tout une musique actuelle, porteuse d’enjeux d’aujourd’hui et animée par une vraie colère sociale, écologique, humaine qui n’a pas passé la semaine à être cultivée devant un feu de cheminée ou un salon parisien. En faire un simple groupe hommage au punk est une foutue erreur. Frustration est en ébullition permanente et n’a jamais cessé de déclasser les pièces du grand puzzle qui compose l’histoire du rock à guitares entre 1965 et aujourd’hui.

On ne sait pas au juste ce qui fait que Frustration a su garder le feu sacré durant autant de temps. Est-ce parce qu’ils ne jouent que le weekend ? Est-ce parce que c’est un authentique groupe d’amis ? Ou juste parce qu’ils ont su se garder du professionnalisme artistique en gardant un pied dans la société civile ? On s’en fout un peu mais la complicité qui anime le groupe tout du long ne ment pas : il n’y a pas plus vivant et heureux d’être ensemble que ce groupe là. Ils se chambrent et se soutiennent du regard en permanence. Fabrice, le chanteur charismatique a pris de l’estomac (comme une bonne moitié du public), mais a toujours aussi belle allure. Sa voix est incroyable, plus punk que jamais et peut-être de plus en plus indéchiffrable. Son anglais est à peu près aussi intelligible pour le péquin moyen que celui de Mark E. Smith ou Ian Mc Culloch, mais on comprend paradoxalement très bien là où il veut en venir. En attaquant par une version impeccable de Path of Extinction (zozios compris), le groupe indique au public qu’il n’est pas venu que pour leur rappeler de bons souvenirs. C’est la trois ou quatrième fois que Frustration passe par Allonnes/Le Mans, la 2 ou 3ème à la salle Jean Carmet après que le groupe a failli faire couler la Péniche Excelsior lors de son premier passage incandescent. Mais on ne s’habitue jamais à ce niveau de force et d’énergie. Le son est serré, presque archétypal d’un mélange de punk et de post-punk, basse très en avant tenue par le géant Pat, impressionnant et qui multiplie les grimaces débiles, les moulinets et les sauts tout sourire. On dirait une version blonde et athlétique de Sid Vicious qui joue avec la maestria de Peter Hook ! A la droite de Fabrice, on trouve le guitariste Nicus Duteuil, plus économe de ses mouvements, enroulé dans une parka kaki et une belle écharpe qu’il ne quittera pas du concert. Il enfouit de temps à autre sa tête dans sa capuche qui lui donne des allures de raver ravi. Sur la fin du set, il s’allumera même une cigarette-récompense à la Keith Richards pour saluer une performance inspirée et solide, soit le plus grand signe de subversion rock qu’on a vu depuis les poiriers éthyliques de feu Gary Young et les gerbes de Shane McGowan (on déconne).

Frustration est une belle machine de guerre. La section rythmique avec Mark Adolf à la batterie et Pat est extraordinaire. Fred Campo au clavier et synthé amène à l’ensemble une touche qui a toujours fait la singularité du groupe et le sort de sa routine punk. C’est cet usage des synthés qui permet aux chansons du groupe de basculer dans des registres très différents, strictement électro parfois ou plus souvent intermédiaires entre l’académisme punk et la déferlante électro-rock. Sur scène, la potion est imparable et n’a jamais failli d’année en année. On n’est pas vraiment capable de dire si le groupe a ralenti ou est moins explosif que par le passé. Tout fonctionne parfaitement et renvoie un mélange de pertinence, d’efficacité et de totale maîtrise des codes. Le set est bâti en piochant dans le vaste répertoire du groupe : les nouvelles chansons ne font pas tâche. Riptide fait son petit effet chez les fans de DM qui soupçonnent un plagiat (mais de quelle chanson alors ?) ! Catching Your Eye est épatant et on ne résiste pas à l’urgence qui se dégage d’un State of Alert, promis à devenir un classique du groupe.

Frustration Allonnes 2024

A côté de ses découvertes (on aurait aimé entendre Consumés et Pawns on The Game, nos nouveaux chouchous), Frustration met tout le monde à genoux avec des titres comme No Trouble, Excess ou en rappel les fan favorites que sont Too Many Questions, Dreams, Laws, Right and Duties ou Blind). Du précédent album on retrouve (si on ne s’est pas trompé à l’oreille), l’excellent Pepper Spray et l’épatant Le Grand Soir, unique chanson interprétée en français et qui, au contraire du disque, manque un peu de clarté sur scène. On reconnaît quelques chansons de Uncivilized, comme It’s Gonna Be The Same et (on croit) We Miss You. Les enchaînements ne sont pas aussi rapides que chez les Pixies mais le groupe ne relâche qu’assez rarement le rythme. Comme pour un concert du Wedding Present, il arrive qu’on prenne une chanson pour une autre, ce qui ne veut surtout pas dire que les titres se ressemblent mais plus sûrement qu’ils sont tous aussi bons et efficaces et nés d’une même source, impétueuse et jamais tarie, d’inspiration. On ressort du set d’une grosse heure avec le sentiment d’être allés quelque part, d’avoir voyagé un peu dans le temps certes (dire que cette musique évoque le futur serait mentir) et d’avoir participé à une cause artistique et presque politique. Si on reconnaîtrait une chanson de Frustration entre mille, on a l’impression au final d’avoir été confronté à un univers musical et référentiel plus vaste et varié qu’on ne le pense. Cette déclinaison des 1001 nuances de punk ou post-punk est un délice et un marqueur unique du talent du groupe. Les plus concernés iront fouiller les textes du dernier disque, Our Decisions, pour se convaincre que le fond et la forme ne font qu’un ici. Entre petits clins d’œil aux réfugiés, soutien aux Gazaouis et brûlot écolo (Our Decisions est à ce titre LA grande chanson verte du moment), Frustration est un groupe indépassable sur scène, un groupe à l’énergie inépuisable et aux convictions irréprochables.

La bonne nouvelle est que leur tournée 2024 ne fait que démarrer. On se doute bien qu’ils seront un jour trop vieux pour ces conneries mais pour l’heure, il n’y a rien en vue. Rien de mieux donc.

Photos : Humbert De Camembout / Benjamin Berton pour SBO // Vidéo : concert du 30 mars à Saint-Avé

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