Matthieu Malon / Les Jours Sont Comptés
[Monopsone / Differ-Ant]

8 Note de l'auteur
8.5 Note d'hippo
8.3

Matthieu Malon / Les Jours Sont ComptésSelon une rumeur locale (la même qui enlevait des filles dans les cabines d’essayage il y a quelques dizaines d’années), le chanteur Matthieu Malon garderait plus d’une centaine d’albums inédits dans une chambre-forte en massepain de sa datcha orléanaise. A sa mort, tel Prince (mais à Orléans), ses héritiers pourraient se partager le biscuit (surtout) et sortir des disques inédits pendant un siècle ou deux à raison d’un par an et probablement dans l’indifférence générale. Soucieux d’anticiper cet instant important pour lui où il passera à autre chose, Malon a sorti il y a quelques semaines le premier de ces albums oubliés intitulé Les Jours Sont Comptés pour fêter le 12ème (?) anniversaire de sa non-sortie. L’album est présenté par un « billet de pochette » de son fidèle label Monopsone qui explique qu’à l’époque de l’écriture de l’album (en 2004), Malon n’avait pas réussi à trouver un label intéressé et qu’eux-mêmes avaient préféré donner la priorité aux albums de Laudanum, le versant électronique du bonhomme. Rétrospectivement, c’était à la fois une belle connerie (l’album aurait fait son effet) et une bénédiction (il est toujours aussi pertinent 12 ans plus tard).

Trêve de plaisanterie, Matthieu Malon écrit pour ce webzine et on ne va pas évidemment en dire du mal. Comme on ne va pas partir dans une de ces infectes chroniques méta-chose ou raconter notre vie, disons qu’on ne le connaît pas trop et qu’on pourrait tout aussi bien en dire du mal. Mais non, l’album est vraiment bon. Pour une fois chez Monopsone, et même si la photo est superbe, on a trouvé que la couverture de Stéphane Merveille ne rendait pas justice à l’amplitude et à l’ambition des Jours Sont Comptés. La pochette à base de vaisselle (métaphysique) cassée ramène le disque vers la sphère domestique alors que c’est un disque qui n’est pas tant sur le couple que sur l’intériorité (cosmologique) d’un mec qui a enfin atteint l’âge adulte. A une autre échelle, c’est un peu comme si on avait illustré Love Will Tear Us Apart avec la photo d’un lit froissé. Alors bien sûr, Malon chante le couple comme personne mais il injecte sur chaque titre qui évoque le sujet une telle tension à guitares qu’on a le sentiment qu’il aborde cela comme s’il s’agissait de décrire un clash géopolitique ou une guerre à outrance. Sur Une Dispute En Août, la fille partie sonne comme un holocauste. On retrouve cette même puissance de feu sur le superbe Avant qui attendra ses deux dernières minutes pour exploser et laisser parler son incroyable malaise. Ce titre est d’une densité exceptionnelle et suffirait à définir Malon à lui tout seul, soit le mélange de l’ultrasensibilité d’un Dominique A, d’une attention de tous les instants aux sentiments (des autres comme des siens), et d’une force brute (Pixies ? Arno ? Daniel Darc ?) capable à tout moment de verser dans le rock incandescent. Les Jours Sont Comptés, encore plus que son dernier album, trahit cette bipolarité et ce grand écart réalisé entre les genres. Alors que l’un domine la chanson française, l’autre n’existe guère que chez Bashung, le seul à se permettre le blouson de cuir et les santiags et à être aussi considéré comme un poète. Matthieu Malon évolue dans un registre similaire. Sa voix, à l’inverse de celle de Bashung mais comme celle de Darc (la défonce en moins), est d’une douceur et d’une relative neutralité qui accentue encore le contraste entre le chant et la musique : pas un mot plus haut que l’autre, une forme de chanté-parlé (sur le grandiose Outlandos d’Amour par exemple) qui se fracasse souvent au bout d’un crescendo à suspense sur un mur du son importé d’Angleterre, d’Oxford (Ride) ou d’ailleurs.

La musique de Malon épate à dix ou douze ans de distance parce qu’elle porte sur elle toute l’agitation surnaturelle qui ébranle en permanence l’état normal des choses, le cours des vies ordinaires. La singularité du bonhomme tient dans cette manière de présenter une normalité qui peine à rester stable et en équilibre alors que tout concourt à la faire s’effondrer sur elle-même. L’homme solide vacille souvent, sous les assauts du désamour, du vieillissement, de l’alcool, de la peine, ou de la trahison. Sur Cette Nuit, c’est la transformation de l’amour en une amitié cruelle qui fait chanceler le vaillant gaillard. Avec lui, on peut voir (avant Zemmour et tous les ostrogoths) la figure de l’homme des années 90 se fracturer devant nous, cet immense ensemble de contradictions (le sexe/le romantisme, l’amour/la haine, la force/le cœur, les bandes/la monogamie exclusive) tenter de se mouvoir dans l’espace-temps de l’époque et se préparer pour un combat perdu d’avance. Comme chacun le sait, les hommes de cette génération (nés entre 1968 et 1980) sont à peu près perdus pour la cause, car incapables de résoudre l’équation insoluble qui se présente à eux et qu’ils ont eux-mêmes mis en place en rejetant le modèle de leurs pères. Pas étonnant dès lors qu’on entende le Constat d’Echec de Malon comme encore plus tragique qu’il ne l’est. « Je ne suis pas comme ces garçons dont tu parles depuis des heures déjà. (…) coucher avec une fille ça ne me suffit pas.» C’est bien le problème, pauvre cloche. Et de toute façon, personne ne te le demande. Tu es à toi seul une faillite générationnelle. Le dernier d’une lignée, comme dirait l’autre.

Matthieu Malon est suffisamment intelligent pour offrir avec les Jours sont comptés (la chanson) sa propre version de la tragédie. L’issue est quasiment muette et strictement électrique. « On a tenté comme on a pu », chante-t-il, « mais là aucun doute c’est foutu. » En deux minutes et dix-huit secondes la messe est dite. Il chantera à peu près la même chose dix ans plus tard sur Au Revoir A Jamais, signe qu’on peut être foutus pendant des décennies sans que personne s’en rende compte. Walking Dead, ça s’appelle. Vous croyez qu’il faut ressembler à ça pour être un vrai zombie ? Avec quelques-unes de ces chansons, Malon élève le débat (en France) au niveau d’un Robin Proper-Sheppard (Sophia) dont le constat, de l’autre côté de la Manche où il s’est réfugié, est rigoureusement identique. Proper-Sheppard se réfugie dans le slowcore. Malon croît encore au pouvoir des guitares, à l’exorcisme par le bruit. L’album fait ses dix ans d’âge sur certains titres comme Casino Royale ou Qu’est-ce Qui Te Prend. Il est à peu près certain qu’on ne ferait plus pareil aujourd’hui. Le contrepoint sur le second titre est un peu maladroit et fait penser à du Sylvain Vanot dans sa manière de sonner de traviole. Il y avait aussi une part de construction et d’hésitation dans ce rock français. C’est peut-être ça qui a expliqué sa disparition. Comme les dinosaures, il est mort, sous cette forme, parce qu’il n’était probablement pas viable (commercialement) : trop fort pour la variété, trop féminin pour les fans de Johnny, pas assez anglais pour les snobs, incapable de s’adresser aux autres générations. L’espace s’est ouvert comme une bouche puis s’est refermé comme une paire de fesses. L’entrain pop de La Fille du Canal est un peu moins accessible aujourd’hui qu’hier. Il faut avoir eu trente ans en ces temps-là pour ressentir l’attrait mêlé de la batterie et des guitares qui crépitent, savoir d’où elles venaient et pourquoi elles se retrouvaient soudainement ici.
Comme si le type qui l’avait composé était mort depuis et n’avait pas pu soigner la conclusion, les Jours sont Comptés se referment mystérieusement sur un titre live magnifique (Ligne 9), un Recyclages à contre-courant audacieux et une version live (et parfaite) du bon vieux Les Jours Sont Bien Trop Longs de Taxi Girl.
Cet album est un bon témoignage de ce que la France aurait pu être si les forces du marché (du disque mais plus largement du marché tout court) n’avaient tout emporté sur leur passage. Au lieu d’avoir Malon, on a eu Zazie, Delerm et le R’n’B, en 2004. Le monde est entré en clandestinité, où il se meurt depuis avec ses revues moribondes, ses soirées pizza et ses concerts de troquet. De catacombe en catacombe, on prédit sa mort pour dans dix ans. 2026 pas plus loin. Malon aura peut-être alors un autre album à sortir de la naphtaline. Mais on ne sera plus là pour l’écouter. On ne va pas se faire chier jusque-là juste pour ça. A moins que…

Tracklist
01- Chez toi
02- Avant
03- Une dispute en août
04- un 5 à 7
05- Outlandos d’amour
06- Cette nuit
07- Constat d’échec
08- Les jours sont comptés
09- Casino Royale
10- Qu’est ce qui te prend
11- La fille du canal
12- Ligne 9
13- Recyclages
14. Les jours sont bien trop longs
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