Quelques mois après la sortie de ce remarquable album de Chasseur, on a toujours pas compris pourquoi on ne l’aimait pas plus que ça. On a cru d’abord qu’il s’agissait d’un traitement de la voix, mixée un peu en deçà de ce qu’on aime d’habitude. On a cru ensuite que c’était la poésie très marquée des textes qu’on a pas l’habitude (en dehors de Viot peut-être) de croiser à ces altitudes dans le genre chanté, cold et new wave, dans lequel évolue Chasseur. On a cru que c’était à cause d’un grain de voix qui traîne et qui emmène le chant dans des territoires monocordes qui pénalisent quelque peu l’album dans la distance.
Mais ce n’était pas ça. Il arrive qu’on accroche moins à un disque qu’on ne le devrait et c’est ce qui s’est passé ici. Il est probable qu’on doive retrouver Crimson King dans le classement des meilleurs albums en français de cette année 2020. L’album et son auteur le méritent amplement. Le disque a tout pour plaire et tout pour NOUS plaire : les textes, coécrits par Gaël Desbois (l’homme qui se cache derrière le pseudo chasseur) et l’écrivaine Nathalie Bruel, sont magnifiques et parfaitement taillés pour la pop moderne. Ils sont élégants, jamais imposants, légers comme le vent et tristes à point. Chaque chanson est nuancée, profonde, inspirante. Les arrangements et l’écriture mélodique de Desbois sont à la hauteur, inspirés, expérimentaux et nourris par une maestria pop, froide et souvent dansante, cold et électro. Il y a des titres emballants et dansants, des titres remuants, des morceaux quasi acoustiques, délicats et toujours aussi précis. On a parlé pour décrire l’album d’une parenté avec Bashung et… Joy Division. Les voix ne concordent pas plus que ça et il manque souvent un peu d’incarnation dans le chant. Mais la parenté avec les musiques qu’on aime est forte. Chasseur sonne comme le meilleur du rock indé : on pense au caractère vénéneux d’un Editors revenu sur terre, à la grâce électro d’un A Certain Ratio à son meilleur, à la malice et au timbre d’un Matthieu Malon. Crimson King, la chanson titre, est excellente, ramassée et sans gras comme la plupart des titres, précise et évocatrice. Le motif de synthé est irrésistible, la rythmique affolée. Sur Du Bleu qui suit, le ton est plus mécanique. La voix est doublée par une voix robot qui fait fonctionner un effet d’écho dont on ne perçoit pas la signification. Ce morceau et le suivant, Ailleurs, tordu et sophistiqué, nous donnent l’idée de ce qui ne nous permet pas pleinement de nous identifier au chanteur et ainsi d’apprécier la musique de Chasseur à sa juste valeur : on reste sur le seuil, on n’y comprend pas tout. Le son est familier, les rythmiques nous plaisent, les mots pris un à un sont sublimes, mais l’émotion ne nous envahit pas, comme si on peinait à saisir la portée de tout cela. De quoi est-ce que parle Chasseur ? Du temps, du vent, de la vie qui passe ? Les thèmes sont là, évanescents et traités par une poésie qui nous éloigne tellement du réel qu’elle ne nous parle pas.
Bat le cœur du temps comme il vient / Arrive le printemps frissonnant /
Bat le cœur du temps, plus le tien/ Que cessent les saisons délavées /
Sous la terre nouvelle bat le cœur / D’un érable rouge couleur sang /
Le temps comme il vient, comme il tient / Aujourd’hui encore bat le vent /
Bat le cœur du temps, comme il vient
La beauté du texte nous maintient en dehors de sa séduction comme si elle ne voulait pas de nous. Jouer avec le vent démarre comme The Forest de The Cure. On y croit presque et puis on contemple ce qui ne vient pas : l’attente isolée d’une chose à répéter, un motif auquel se raccrocher. L’expérimentation nous prive de nos repères : un refrain, un souffle de vie, un mantra, comme si en concevant cette forme pourtant proche de la perfection, Desbois donnait l’impression de nous fermer la porte à la gueule. On a longtemps hésité avant de critiquer un disque dont on voudrait tellement dire de bien et pour lequel on n’arrive au final qu’à exprimer des réserves ou de limitations. Sont-elles les nôtres ? Ou celles du disque ?
Au lointain fait penser au détachement solennel d’un Gainsbourg, à la nonchalance sensuelle d’un Biolay qui ne cabotinerait pas sur la souffrance et la peine. Le Sillon est l’équivalent d’un The Eternal, usé et désamorcé.
Savoir déjouer pour une nuit
Le sortilège des songes / Et mes craintes ensevelies / De jeunesse qui s’enfuit /
Encore traquer une envie/ Sur les cendres se sentir en vie
Difficile de faire plus juste et élégant. Chaque chanson de cet album est une réussite formelle exemplaire. La production est impeccable et relève de l’orfèvrerie. Il y a des sons partout, des effets de miroir et d’écho qui sont pensés avec le coeur. Un mouvement ondulatoire et une poésie qui témoignent d’une immense maîtrise de ses effets. La beauté et la fraîcheur de Les Ruisseaux sautent aux oreilles. Et The End, le dernier morceau, est si habilement fait qu’on en perd la voix comme le chanteur en perd ses mots. Voici ce qui reste : voici le signe de l’extinction. Une vocalise, un souffle. Etrangement, et pour nous, c’est quand il oublie de chanter que Desbois est le plus expressif, le plus touchant.
Le meilleur album français de 2020 ne nous a pas plu tant que ça. Ce n’est pas pour ça qu’il ne faudra pas y revenir. Sans doute est-ce qu’on n’y était pas prêt. Des années à rêver de ça et se retrouver dans l’ignorance quand il débarque enfin. C’est tout de même un peu idiot.