“Ça n’a ni queue ni tête mais ça a les fesses.“, déclarait il y a quelques jours Patrick Sébastien en évoquant ses nouveaux morceaux, Est-ce que tu l’as vu (mon cul) ? ou La Quéquette A Raoul. L’annonce du nouvel album de l’homme de télé chanteur (prévu pour le 25 avril) a remis un coup de projecteur sur le vieux (et éternel) débat qui oppose les amateurs de musique et les amuseurs/chansonniers, auteurs (on se comprend) de chansons dites populaires.
Feindre d’ignorer ces productions foisonnantes, grivoises, humoristiques, réac, bidonnantes, sexy, débiles, variétoche, anecdotiques est un refuge facile pour les amateurs de haute culture ou de musiques alternatives qui les/nous laisse pourtant à la merci d’une… réunion de famille, d’un mariage, d’un pot de départ en retraite durant lequel PERSONNE ne pourra échapper à une choré, une chenille, une sarabande mettant à l’honneur cette triste vérité : il y a plus de chances que vous vous retrouviez un jour en compagnie de personnes qui trouvent que les chansons de Patrick S ou Julien Doré sont fun et cool que d’être réunis avec trois fans des Silverjews ou de Woodentops. Notre phrase anodine pose elle-même une question épineuse : est-ce à dire qu’on doit considérer que Julien Doré et Patrick S évoluent dans une seule et même catégorie ? Disons que si la peine de mort devait s’appliquer au second, le premier écoperait probablement d’une perpétuité ramenée à vingt ans d’emprisonnement. La musique populaire est non seulement une musique commerciale mais aussi une musique de grande diffusion qui a la particularité de s’adresser (selon les vieux critères rabelaisien) au “bas du corps” à partir d’énoncés simples et volontairement caricaturaux. La définition est imparfaite mais embrasse aussi bien le travail de René la Taupe que de Jenifer tout en excluant, par exemple, Bruit Noir, Dominique A ou même Calogero. Ceci étant précisé (un peu rapidement) reste une question posée : ces chansons sont-elles tout simplement nulles, infamantes ou carrément infâmes. Doit-on distinguer les chansons gentiment anecdotiques opérant dans le monde heureux du divertissement et celles qui constitueraient des crimes contre la bonne musique ? Peut-on regarder d’un bon oeil (et vivre à côté d’) une personne qui pourrait passer, dans notre exemple, de l’écoute de Starlite Walker à celle de Tu l’as vu ? Peut-on concevoir qu’un même être humain puisse ainsi carburer à voile et à vapeur ?
Sans répondre tout à fait à ces questions essentielles, on voulait revenir en chansons sur le spectre des chansons populaires en français qui, si elles n’ont d’égales qu’elles mêmes, présentent tout de même quelques récurrences et thèmes spécifiques.
Patrick Sébastien – Ensemble de l’œuvre
Depuis la création en 1999 du standard, Le Petit Bonhomme en Mousse, Patrick Sébastien règne sur l’univers des chansons populaires bêbête dont il occupe un large registre : chansons de bodega légitimées par son engagement dans l’Ovalie, chansons sexuelles ou paillardes (qui renvoient peut-être à sa pratique du libertinage) ou chansons comiques, parfois les trois, ou les quatre ou les cinq si l’on ajoute une veine plus politique visant à pointer du doigt l’authenticité du peuple vis à vis des élites. Le secret de Patrick Sébastien est facile à révéler : un rythme unique et con, une phrase slogan à répéter en choeurs et, si possible, une chorégraphie qu’on peut reproduire chez soi. Avec la Quéquette A Raoul et Est-ce que Tu l’as Vu?, la formule atteint son apogée en s’affranchissant presque totalement de la contrainte du texte (aucun couplet) et en proposant une ligne claire façon Hergé de la chanson populaire, une sorte de ur-chanson vulgaire qui suffit, à la première écoute, à révulser n’importe quelle oreille sophistiquée. On touche avec Sébastien au sublime qui est aussi un comble de l’horreur auquel nos bas instincts vont répondre, malgré nous, en nous fourrant la mélodie en tête ou en nous amusant. C’est bien la preuve que, malgré tout ce qu’on prétendra, il y a là-dedans un petit quelque chose d’universel, aussi répugnant soit-il.
Elmer Food Beat – Daniela
Avec le succès de l’album 30 cm en 1990, les Nantais d’Elmer Food Beat brillent sur la scène nationale et remportent la mise avec leur single Daniela. Ils sont élus en 1991 meilleur groupe de France aux Victoires de la Musique, ce qui suffit à condamner la manifestation pour les dix siècles qui suivent. Si on tient à revenir sur ce titre, Daniela, c’est simplement pour mettre en avant deux caractéristiques de la chanson populaire infamante :
- elle n’est parfois pas considérée comme “tout à fait mauvaise” et peut se situer dans un registre sympa, rock ou rock alternatif ici, qui est susceptible de tromper son monde. Elmer Foot Beat n’est sur le papier pas si éloigné de Ludwig Von 88 ou des Béruriers Noirs. C’est un groupe à guitares en apparence comme les autres. Mais ce n’est pas vrai du tout et cela ne doit abuser personne : on doit séparer le fond de la forme. Ils sont dans un autre registre qui n’a rien à voir.
- la chanson populaire infamante est quasi exclusivement masculine et d’expression sexiste. C’est une vraie caractéristique qu’on retrouvera plus loin. “Moi ce que j’aime chez Daniela / c’est que l’on peux s’y mettre a 3,/ elle toujours d’accord/ pour battre des records” Sous la gaudriole, la culture du viol affleure et c’est le genre de trucs qu’on imagine mal être repris en chœur par le groupe reformé jusqu’à il y a peu. Et pourtant…
Bézu – Ali Baba
On ne va pas accabler Bézu qui a signé avec la Chenille (sur une composition de Guy Lux, pour le générique de l’émission humoristique la Classe, en 1987) l’un des titres références du genre, inoffensif et éminemment fédérateur. Mais son Ali Baba est une illustration gentillette du maniement parfois problématique (on aurait pu citer la Zoubida de Lagaff) des clichés ethniques ou exotiques dans la chanson (très) populaire. Avec Ali Baba, on a droit au Pays des Mille et une Nuits et une étrange nymphomanie des femmes arabo-musulmanes pour le chanteur qui aura perdu dix kilos à les honorer…. Une vraie bizarrerie qui témoigne de la capacité à s’amuser en chansons de trucs sans trop y réfléchir (on y reviendra).
Césame, Césame, Césame, ferme-toi
Je suis le meilleur ami d’Ali Baba
Césame, Césame, Césame, ferme-toi
Je suis KO debout, mon cœur ne tiendra pas
Césame, Césame, Césame, ferme-toi
J’ai perdu dix kilos à cause des fatmas
Jouer les sex-symbols, moi, j’en ai ras-le-bol
Par pitié, Césame, ferme-toi
Image – Les Démons de Minuit
On est en 1987 et la question se pose de savoir si cette scie populaire, qui est désormais de tous les mariages et baptêmes, est VRAIMENT une si mauvaise chanson ? Chanson populaire oui. Chanson infamante, non. Parce qu’à y regarder de plus près, si l’on passe sur l’aspect daté du clip et de l’utilisation des synthés, on tient avec le tube d’Images un vrai morceau inscrit dans son époque, avec des résonances funk pop qui ne sont quand même pas dégueulasses et un texte (narratif) plutôt élaboré pour le genre. Les métaphores et images sont classiques voire ordinaires (fille-vampire-nuit-sexe-prédation-danger-désir) mais ont été utilisées par d’autres. On pourra se reporter dans un registre tout autre, en 13 ans après, au branché les Morsures de l’Aube signé par Antoine de Caunes et adapté de Tonino Benacquista qui n’est jamais qu’une Extended version ciné de cette chanson remarquable. Cet exemple nous met la puce à l’oreille : on a tort d’associer “chanson populaire” et “chanson de piètre qualité”. Une chanson populaire peut être juste médiocre, mainstream ou au standard de l’époque. C’est sa diffusion et son surusage qui en détournent le sens et en vicient l’appréciation.
Julien Doré – Coco Câline
Avec Julien Doré, on tient une autre caractéristique de la chanson populaire : elle caresse dans le sens du poil et peut occasionnellement faire preuve de démagogie en maniant des images-sens archétypales et qui plaisent à toutes et tous. Coco Câline en est un excellent exemple. C ‘est de la variété qu’on qualifierait jadis de “putassière” traditionnelle faite de mer, de sable, de biguine. Le rythme est alangui et la musique balance comme une houle/un boule. Les mots sont simples et agencés dans un effet poétique surréaliste et kitsch qui laisse penser à un second degré plus suggéré que manifeste, même si le clip viendra rappeler la nature “décalée” de l’entreprise.
De ta bouche Coco naïve
L’océan me parle
Lagon bleu à l’eau saline
Sur tes lèvres parme
Sur ta peau mellow sublime
Les dauphins du large
Ont le coeur tropico-spleen
Au lointain rivage
Pas d’infamie ici, sauf à considérer qu’il y a une manipulation volontaire du goût supposé des masses pour séduire et passer à la radio. Est-ce une bonne chanson de variété ? Ou juste une bonne imitation d’une bonne chanson de variété ? C’est exactement cet “effet au carré” que recherche l’auteur systématiquement (et jusque dans son album de reprises entièrement consacré au genre) : y être ou pas ? L’infamie n’est pas dans les arrangements mais peut s’entendre si l’on en fait une affaire de mépris de classe.
Début de Soirée – Nuit de Folie
1988 cette fois. Début de Soirée signe un unique tube, Nuit de folie, qui fonctionne exactement comme le titre déjà présenté d’Images. C’est populaire mais c’est aussi assez bon et c’est surtout une dérivation bâtarde de plusieurs genres comme le hiphop (c’est l’un des premiers titres populaires français qui présente un flow aussi rapide), la synthpop (les influences Modern Talking) et bien sûr l”europop, les deux chanteurs étant des DJs venus du Sud de la France et habitués des campings et discothèques. Souvent ces chansons, et c’est le cas ici, sont créées et composées pour cartonner. Les auteurs Claude Mainguy et Sauveur Pichot n’ont jamais fait aussi bien. La chanson populaire porte sur elle des échos ou des reflets de musiques plus “hautes” qu’elles ratatinent et libèrent dans une version atrophiée susceptible de plaire au plus grand nombre. Elle peut avoir une fonction médiatrice pour sensibiliser la population à de nouveaux genres ou à de nouveaux instruments.
Trois cafés gourmands – A nos souvenirs / Michaël Miro – L’horloge tourne
On va faire d’une pierre deux coups ici pour traiter rapidement de la chanson populaire folko-gnangnan. Joyeuse comme avec les Trois Cafés Gourmands ou plus mélancoliques à l’image de Michaël Miro, la chanson populaire singe parfois la vraie musique en en proposant une réplication appauvrie et totalement vide de sens. Ici, le sens message est une sorte d’idéologie à base de guimauve rurale et d’amitié mièvre d’un côté, de réflexion plutôt bas de gamme sur le temps qui passe. On voit très bien ce qu’il y a derrière mais les thèmes sont traités avec tellement de facilité, de mots-valise et peu de profondeur que ce qu’on en retire est à l’avenant : du surimi d’émotion. A l’échelle variété, c’est l’équivalent de la musique de pizzéria ou d’ascenseur, un fond sonore qui diffuse de la bienveillance supposée, n’est pas honteux, mais en réalité échappe à toute écoute véritable. Comme dirait l’autre, plutôt qu’écouter ça, on pourra plutôt choisir de se trouer le pouce avec une pile.
René la Taupe – Mignon Mignon
René la Taupe ne présente pour intérêt que de questionner la notion même de chanson. Si on ne peut nier que ces morceaux dont celui-ci Mignon Mignon est le plus célèbre sont populaires au sens où tout le monde ou presque les connaît un peu, la musique de René La Taupe (qui, faut-il le rappeler, n’existe pas en tant qu’animal, ni même comme chanteur déguisé) est simplement une sonnerie de portables qu’une boîte de production a décidé de populariser pour vendre des contenus pour téléphones mobiles. René est donc, en son genre, novateur et annonciateur du déplacement voire du remplacement de la musique par des vignettes à consommation rapide sur les téléphones mobiles. Oui, c’est une “chanson” infamante, non pas parce qu’elle est pourrie mais parce qu’elle a la valeur mortifère d’un mouvement qui va enterrer, auprès des jeunes générations (on est en 2009), la valeur de la musique toute entière. A noter que le vrai auteur Christian Büttner aka The FatRat a aussi travaillé sur des musiques de jeux vidéo, autre source concurrente du flux musical traditionnel. Pour ceux que ça intéresse, Büttner entretient un rapport très ambigu aux droits d’auteur qu’il considère trop restrictifs. Il sera connu pour avoir permis l’utilisation libre de toute sa musique… qui était paradoxalement le meilleur moyen d’en faire commerce et de lui permettre d’inonder le marché. Il faut se méfier de René la Taupe.
Fréro Delavega – Le chant des sirènes
Voir plus haut. En pire.
Jenifer – Au soleil / Olivia Ruiz – la femme chocolat
On va être accusé de ne faire qu’un seul article sur les deux seules chansons féminines qu’on commente ! Et c’est vrai. A priori pas tant de liens entre Jenifer et Olivia Ruiz si ce n’est bien entendu leur origine en tant qu’artistes qui les rattache à l’émission de télé-réalité Star Academy. Cette émission (à laquelle on peut désormais ajouter The Voice) est une source majeure de musique populaire, voire l’une des principales sources aujourd’hui. L’astuce est ici de rendre le personnage/interprète plus populaire que la chanson qu’il interprète, en espérant que la popularité de l’une/l’un sera transmise par capillarité à l’autre (le tube). Avec Jenifer, l’industrie tient sa version réplique d’une BB new gen, boudeuse, un peu sexy et girl next door à la fois, pas trop cagole mais avec un potentiel ensoleillé. Au soleil est un tube en 2002 et fait un écho presque subliminal au Ray Of Light de Madonna sorti quatre ans avant. C’est une version dégénérée mais qui garde malgré tout la luminosité de son inspiration (libre). Avec Au soleil, rien d’infamant pour le coup. On fait même face à une vraie bonne chanson de pop variété. Jenifer sera sur sa première partie de carrière une vraie artiste originale et française, navigant entre tradition, pop, rock, variété, sans trop se caler sur les tendances américaines.
Sa collègue de promotion, Olivia Ruiz, agit dans un registre décentré (plus “autonome” ou “indépendant”, “artisanal” aussi) qui vise à contourner la dimension industrielle pour créer un réel attachement sentimental avec le public. La jeune femme compose alors timidement mais signe quelques chansons elles-mêmes et renvoie une image plus forte, plus active, plus moderne. La Femme Chocolat agit toutefois en trompe l’œil. C’est Mathieu Malzieu (Dyonisos) qui écrit le titre signature de sa compagne à l’époque. La chanson est plus électro que variété, renvoyant à des thèmes de société avancés comme la grossophobie (le chocolat), la sensualité féminine, tandis que les arrangements lui confèrent une allure hispanique renvoyant aux origines de la chanteuse. Il n’aura échappé à personne que le texte est résolument érotique. Populaire, coquin, roublard aussi. La Femme Chocolat coche toutes les cases et s’affirme comme une vraie chanson populaire de premier plan.
MHD – Afro Trap
Ce n’est peut-être pas l’exemple le plus recommandable mais on pourra se demander avec MHD si cette histoire de chanson populaire a encore du sens dans l’univers de la viralité. Avec sa série afro-trap, le jeune chanteur envahit le marché de la musique par le bas : les téléphones, les jeunes, les collégiens et lycéens…. alors même que sa musique ne bénéficie quasiment dans les premiers temps d’aucune diffusion radio ou réellement populaire. “Le phénomène MHD” comme on le désignera après est souterrain et témoigne d’un déclassement du premier cercle de ce qu’on considère généralement comme la “popularité” (les émissions télé, les radios, les “bacs des disquaires”) au profit d’un cercle zéro qui est celui des cours de récré, des cercles instagram puis tik tok. Les vraies chansons populaires ne seraient ainsi depuis quelques années plus celles que l’on connaît mais des chansons populaires majoritairement RnB et clandestines, venues “des cités”, et qui touchent surtout les jeunes du pays. Pour un Patrick Sébastien connu de tous, il y a dix ou quinze MHD dix à quinze fois plus influents qui règnent en maîtres musicaux sur la jeunesse.
L’univers balayé par ces musiques est lui-même un univers alternatif et complètement divergent où la came, la lutte des gangs et des romances bas de gamme et sexuellement contestables sont évoquées à longueur de chansons. Ça tire à la mitraillette, ça carbure à la moula et ça ne considère pas les femmes avec beaucoup d’égards (à part les mamans). On peut faire le malin à faire des playlists pour les vieux…. la chanson populaire n’existe plus et est devenu un continent largement inexploré par les oreilles adultes.
Francky Vincent – Tu veux mon zizi / Herbert Léonard – Quand tu m’aimes
Vous voyez bien où on veut en (re)venir pour terminer. La chanson populaire, c’est souvent du sexe en injection plus ou moins directe. Patrick Sébastien, Francky Vincent ou encore Herbert Léonard : ça a autant de chance d’être populaire que ça taquine le bas du corps. On peut le faire avec autant de classe (relative) que Herbert sur un Quand Tu M’aimes qui nous a toujours fait penser à une version française de I Want Your Sex de George Michael, son exact contemporain (1987 encore et toujours), ou avec plus de gourmandise créole avec Francky, la vérité est la même.
La récurrence de chansons marquantes à la fin des années 1980 comme la disparition des fameux “tubes de l’été” dont on a pas parlé ici laissent du reste penser qu’il y a eu un véritable âge d’or révolu pour ces chansons parfois infamantes populaires, qui est depuis quelques dizaines d’années derrière nous. Est-ce à dire qu’à l’exception (qui confirme la règle) que Patrick Sébastien est le dernier témoignage d’un phénomène qui n’existe plus du tout ou alors juste dans la mémoire des quinquas d’aujourd’hui ? On est pas loin de le penser.
Crédit photo : Par Serge Ottaviani — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, Lien