Jean Felzine / Chord Memory
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9.3 Note de l'auteur
9.3

Jean Felzine - Chord MemoryOn croirait à une plaisanterie, à regarder la pochette de l’album, le genre d’album voulant agir prétentieusement tout en jouant le mariole avec de la dynamite. Et même si l’on connaissait Jean Felzine depuis son travail de crooner chez Mustang, l’effet est presque tout aussi surprenant qu’un saut dans l’inconnu. Car amorcer l’écoute de n’importe quelle piste prise au hasard de Chord Memory ne se fait pas sans frémissement au premier abord, aussi bien pour – et c’est évident – le sensilophile aboyant la tyrannie conformiste que le trappeur musical à qui on ne la fait plus. Ce serait une énorme faute de ne pas dépasser ce préjugé. On s’explique.

Les raisins de la discorde

C’est difficile d’être finement cru, d’autant plus quand on a un joli minois et que l’on chante sur la plus innocente musique du monde : de la dream pop. Plus qu’hier encore, il y a une véritable pudibonderie entourant certains sujets de société, et cet informulé, qu’il soit empêché de se voir traduit en œuvres de fiction – livres, films ou chansons – est dommageable, le reléguant au rang du refoulé hypocrite. Mais, depuis que certains petits malins (Fauve, Magenta, etc.) ont vu un couloir à occuper, ces positions alternatives se sont révélées friables, reléguant leurs chansons au rayon farces et attrapes. À l’écoute de Chord Memory titre, on tremble donc, et de peur, non seulement de voir les professionnels de la sensiblerie se ruer comme chiens derrière jambons vers son chanteur pour fact checker s’il pense bien ou mal, mais pour nous aussi, la crainte que le talent ne soit au rendez-vous du courage. Il suffira d’une ou deux chansons d’attention pour chasser sa méfiance. Avant d’être un grand album pour plusieurs raisons, Chord Memory ramène la chanson à sa conception la plus haute, celle d’acte de fiction.

Se refuser de voir dans la chanson un objet de fiction, et donc possiblement d’exorcisme ou de critique, avant qu’elle se restreigne, avec le temps, la facilité et le déclin du courage, à une part congrue et strictement autobiographie, c’est ne pas la comprendre. Pour les plus rebutés des « sauvables », il faudra d’abord rentrer par ce que disent nos sens : la musique. Dès lors, l’angoisse commence à se transformer en plaisir. Je vis quand même nous fout les poils, jouant la carte de la synthpop justement sucrée, le couple recomposé Jo Wedin & Jean Felzine roule dans le sillage de Sailor & Lula. Le romantisme de la musique est fou, de même que le tragique de l’écriture, désabusée au plus haut point : « Comme je l’attendais / Je gagne un peu d’argent / Mais je ne fais pas le job que je voulais » ; mais : « J’avais de grands espoirs / La nuit j’entendais comme un appel dans le noir Pourtant je vis quand même / Pourtant moi je t’aime / On se fait à tout, c’est fou« . Le style est résigné, et pourtant, une flammèche d’espoir reste, celle d’au moins faire face, certificat d’existence malgré la noria. Cette reconnaissance passe par Felzine. Entendre cela de cette manière, avec comme support une mélodie aérienne et éthérée : c’est assez terrassant, plus encore que chez Gwendoline, dont il partage la crème synthétique.

Prostitution, stérilité, misanthropie, virtualisation, déclassement, violence domestique et adulescence : Felzine récure toutes les chiottes délaissées par notre époque en exposant leur fond fécal en vitrine, foutant des baffes de larmes à son auditeur tout en le consolant d’un rire salvateur, tape dans le dos. On a l’impression que Felzine se fait le véhicule des personnages de Michel Houellebecq, de perdants du jeu social, le blues d’un certain Occident (même si tout le monde y trouvera son compte) dont la chanson française parle trop rarement. Des perdants différents des figures génériques de victimes défendues par des groupes comme NONSTOP ou Gontard. Ici, c’est plus sale et honteux encore. Sans pour autant se laisser aller à la condescendance, la pitié ou la moquerie, mais quelque part entre ces bornes limitatives, et l’ambiguïté est belle. Là, le plaisir devient délicieusement coupable, car potentiellement explosif pour ceux échappant à cette grille. À blanc est d’une puissance à la fois aussi pathétique que chez Jean-Luc Le Ténia, aussi comiquement dévastateur que chez Jean-Louis Costes, à cela près qu’ici, la musique est étrangement belle, détonnant de surcroit par la crudité et de la noirceur des sujets évoqués.

Avoir les booléens

« La gloire n’est pas pour les hyènes / Elle est pour les loups« . La plume (le doigté?) de Felzine est cinglante, les paroles faisant l’effet d’un fouet. Crue et cruelle, sans pour autant avoir la prétention d’une sentence. Dans le meilleur des mondes, le rap français retrouverait cette bravade du style ; la place est vacante, mais il est déjà trop tard ; il n’y a, pour Felzine, plus qu’à s’en amuser, en parodiant l’effet d’auto-tune de PNL avec Dans la rue, piste reprise d’Aristide Bruant, et qui, dans sa volonté de dépeindre une ambiance urbaine, et fait écho au Dans ma rue de Doc Gynéco, mais ici avec une voix flutée, un ton enjoué à la Boris Vian. C’est vers ces chanteurs, de William Sheller et Georges Brassens à d’autres chansonniers du rap, que Felzine va chercher sa vitalité. La force de conviction de la voix et l’intimidante composition en imposent. À l’écoute d’Ordi dis-moi, on se prend à penser au Serge Gainsbourg de Love On The Beat (1984), comme si chaque piste avait été pensé comme un délice coupable, avec une graine de provocation potentielle selon l’affect de l’auditeur, une volonté d’explorer un sujet peu glorieux et tu (et, si ces sujets ne le sont pas, Felzine les prend à revers), et plus encore, dans une démarche de plaisir ludique. Felzine y entame sur une mélodie très Giorgio Moroder 80’s une discussion avec son ordinateur, et c’est à la fois d’un hilarant agaçant, grinçant et… glaçant. Jean touche juste, avec un art de la précision évitant affabilité / condescendance progressiste et lazzis réactionnaires.

On parlait à l’occasion du dernier album d’Arnold Turboust d’une perspective désirable de la variété française. C’est exactement là qu’elle pourrait aller : la ludification, l’humour, le risque. Avec Chord Memory, c’est dans ce décalage entre la fausse naïveté de la musique et l’audace des sujets chantés que tout se joue. S’en est même physique, cette dichotomie se jouant même mystérieusement dans les traits de son chanteur, entre la bouche d’où émanent les paroles sombres et son visage poupin qui rappelle, hasard de la génétique… Emmanuel Macron :

« A l’ENA comme à la Sorbonne / Tout le monde a joué la Playstation /
Et notre président Macron / A peut-être eu des Pokémons /
On vit dans une fanfiction / Dans une série d’animation
« 

C’est un constat de déréliction, mais énoncé avec entrain et joie. On appréciera une plus grande subtilité que celle d’artistes qu’on apprécie, souvent provinciaux d’ailleurs (l’absence de proximité avec Paris doit jouer dans ce rejet instinctif) comme Poupard, Churros Batiment et bien d’autres, lorsqu’il s’agit d’entailler la fabrique à élites. Ici, c’est à demi-mot, moins frontal et manichéen, plus insinué : on ne sous-entend pas que ces-derniers sont nés avec une cuillère dans la bouche et point, la messe est dite ; non, on insinue qu’ils sont des apprentis sorciers en couche culotte, nés dans une époque encore plus cynique et déresponsabilisante que les autres. Dans ce marasme, les torts sont partagés ; en même temps, personne n’est innocent. Et c’est entre farce rêveuse et cauchemar qu’on s’achemine jusqu’à l’incroyable reprise en français du She’s a Mystery To Me de Roy Orbison (toujours aussi U2 et Simple Minds qu’à l’époque). Felzine ne juge ni ne jubile, il pointe du doigt, balance sa petite grenade et s’en va le sourcil rieur, laissant un mystère interprétatif, potentiellement salvifique, planer autour de son album.

« Ordi dis-moi chérie / Quand vas-tu me parler ? /
Oh les hommes m’ennuient! / Les hommes sont datés!« 

Tracklist
01. Chord Memory
02. Ma gloire
03. Dans la rue
04. À blanc
05. Je vis quand même (ft. Jo Wedin)
06. Doudou
07. Ordi dis-moi
08. Fanfiction
09. Cette femme est un mystère
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