L’enchantement Gelatine Turner : des promesses et des visages

Gelatine Turner par Charlotte Audoynaud

Gelatine Turner par Charlotte Audoynaud (avec l’aimable autorisation du groupe)

Il y a la poésie bien sûr. Il y a le chant en français et la sophistication minimaliste de l’accompagnement. Il y a la langue, le faux rythme indolent et critique, le sentiment de pouvoir taquiner les étoiles et cette idée qu’on tient ici le chaînon manquant entre le rap français dont on rêvait ado, littéraire, triste et contrôlé, la pop en chambre et le slam des Diabologum et autres conquérants du verbe variétoche.

Dans la galaxie du rock français, les Gelatine Turner ont eu une place à part avant même d’en faire partie, rencontre fraternelle d’un sens du beat onirique et d’un talent poétique inné. On les a approchés avec GEL, avant de naviguer avec eux Derrière les Nuages. Le nom de leur groupe (capté dans une conversation de rue à demie mal entendue) est probablement la seule chose que le duo laisse au hasard. Il y a du ciel bleu et gris dans le hip-hop français en même temps qu’un espoir immense. Celui que ces deux-là occupent un jour le devant de la scène…

Gelatine Turner, c’est l’histoire d’un duo de frères. Qu’est-ce qui fait qu’on a envie de travailler avec son frère, qui est souvent la personne qu’on aime le plus et avec laquelle… on se dispute le plus souvent ?

Pierre :  Si on s’est mis à travailler ensemble, c’est surtout une question de sensibilité, de connivence musicale et esthétique. On a commencé dans un collectif de rap à Limoges, Harakiri, et même si c’était très sympa et formateur j’avais beaucoup de désaccords sur l’esthétique musicale et visuelle. C’était souvent affaire de compromis, on s’entendait très bien mais, il fallait souvent batailler pour se mettre d’accord. Alors pour moi c’est ça qui fait qu’on a travaillé entre frères, avec Romain c’est presque comme si on avait pas besoin de discuter, c’est comme ça, on discute mais j’ai envie de dire qu’on tombe toujours d’accord, tout est évident. On va tous les deux dans le même sens sur le plan esthétique, ça c’est vraiment important.

Pour ce qui est des disputes, ce n’est pas vraiment notre cas , plus jeune il y a eu des périodes plus conflictuelles, et encore. Ce n’est pas pour jeter des fleurs à Romain mais je pense que les rapports conflictuels avec lui ça n’existe pas trop, par rapport à son caractère. Moi j’ai un caractère plutôt difficile et je pense que d’une manière Romain depuis petit a appris à faire en sorte de l’apaiser.

Romain : Oui, je crois que c’est une histoire d’équilibre de personnalité.

Je ne peux pas m’empêcher lorsqu’on parle de fratrie de penser à tous les frères du rock : les Kinks, les Sparks, les Jesus and Mary Chain, Oasis, etc. Je n’ai pas un seul exemple de relation apaisée et vraiment harmonieuse. La musique de Gelatine Turner renvoie une telle impression d’harmonie et de fluidité que j’ai du mal à imaginer qu’elle vienne de deux frères ! Comment cela se passe entre vous ? Vous vous battez souvent ?

Pierre : C’est intéressant, déjà les Kinks, je les ai beaucoup écoutés mais je ne savais pas qu’ils étaient frères, Jesus and Mary Chain non plus d’ailleurs, par contre je savais qu’ils se foutaient sur la gueule. Pour ce qui est de l’harmonie et de la fluidité, j’ai envie de dire que pour nous c’est le cas, en fait, même s’il doit me supporter par moment je pense qu’on a la chance d’avoir des caractères très différents et complémentaires.

https://www.youtube.com/watch?v=Cyh__QQD2js

Souvent, travailler entre frères n’est pas une évidence. C’est souvent quelque chose qui se met en place comme ça… par défaut des autres presque ou parce que les autres n’ont pas le même sens de l’engagement dans le groupe, la même place accordée à la musique que deux personnes qui ont grandi ensemble et partagent un fond commun… Est-ce que cela a été le cas pour vous ? Je crois que Pierre a démarré au sein d’un collectif et que Romain est arrivé un peu après…

Pierre : Effectivement c’est un peu par défaut des autres, déjà par rapport aux goûts. Mais en plus de ça, quand je travaillais avec le collectif, je ne trouvais pas en face de moi des gens qui avaient envie d’aller à fond comme moi, qui avaient envie de donner le même engagement. Avec Romain rapidement on a accordé la même place à la musique et on avait envie d’en faire la même chose. C’est clair qu’on s’est retrouvé complètement par rapport à ça.

Quelle était la place de la musique dans votre famille ? Comment est-ce que ça se passait ? Que faisaient vos parents ? C’était quoi la famille Audoynaud ? Quel milieu ? Quel endroit ? (je suis désolé je suis obsédé par ces questions de famille !) Est-ce que vos parents écoutaient ou jouaient de la musique ? Qu’est-ce que vous écoutiez ?

Romain : La place de la musique dans notre famille était plutôt faible. Il n’y avait presque pas de musique à la maison, à part quelques CD et vinyles de la jeunesse de nos parents, qu’on écoutait que très rarement, je me rappelle de plusieurs Polnareff à ma mère, d’un album de Balavoine ou encore Toto. Sinon la musique c’était surtout dans la voiture, c’est la première approche qu’on ait eue, et c’était des grosses radios, type RTL2. Avec le temps on entendait de plus en plus de musique chez nous, avec une ambiance différente dans chaque chambre d’enfant.

On a évolué dans un milieu plutôt classe moyenne supérieure avec un père juriste et une mère assistante maternelle. Le bagage culturel n’était pas très conséquent mais il y avait une forte sensibilité, une façon d’être touchée par les événements. Aussi une façon d’aimer, de donner sa confiance qui je pense a une forte influence dans ce qu’on fait maintenant.

Enfin, pour l’endroit, on a beaucoup bougé, souvent déménagé, sans rester trop longtemps quelque part. On a pas vraiment d’attache même si la famille au sens plus large est majoritairement issue de Limoges et du limousin.

Pierre : On a quand même été éduqués aux musiques alternatives et underground très tôt, par notre oncle Michel qui tenait un bar alternatif à Limoges où il diffusait toutes les musiques expérimentales, rock, etc… C’est aussi par son fils, mon cousin que très tôt j’ai été initié au métal et au rock extrême, dès la fin de la primaire. Et un peu plus tard, c’est mon oncle, qui m’a donné tout le bagage déjà du rock des années 60, notamment les Kinks, Can, Neu… et aussi les musiques expérimentales, le trip-hop, voire même certaines musiques électroniques, comme Amon Tobin, Aphex Twin… On a énormément échangé sur la musique.

Romain : Il y avait chez notre tante et notre oncle cette volonté de transmettre, c’était pas que la musique mais aussi la littérature et le cinéma. C’est tout une culture qu’on partageait avec nos cousins et qui a marqué notre parcours.

Pierre : Pour ce qu’on écoutait, moi en gros au collège j’écoutais du métal principalement, tous styles, et au lycée je me suis ouvert d’un côté aux musiques trip-hop, et musiques électroniques et d’un autre côté au rap. Finalement j’ai l’impression que les trois ouvertures pour moi ça a été, Clouddead, Dalëk, qui m’ont ouvert au hip-hop, Björk qui m’a ouvert à la pop, au trip-hop, et Aphex Twin à l’électro. J’ai découvert les trois au lycée. Grosso modo le point de départ c’est ça.

Romain : De mon côté, mon premier album c’était Cinquième As de MC Solaar, après au collège j’étais dans une autre ambiance que Pierre avec plutôt une période reggae, ska et dub, mais aussi chanson. Après pour faire vite ça a tourné vers les musiques électroniques et surtout le rap.

On sent dans la musique de Gelatine Turner qu’il y a des influences vraiment contemporaines (le rap, Drake, etc) mais aussi un côté chanson française. J’ai évoqué Jérôme Minière en parlant de vous, les Occidentaux, Dominique A aussi d’une certaine façon. Est-ce qu’il y avait des chanteurs français que vous avez écouté ensemble ? Vous ne semblez pas avoir une grande différence d’âge… est-ce qu’il y en a un qui avait une forme d’avance musicale sur l’autre ? Est-ce que vous écoutiez les mêmes choses ?

Romain : On a pas écouté beaucoup de chanson française ensemble jusqu’à récemment, ces dernières années, notamment avec Dominique A, Jean Louis Murat ou encore Pascal Bouaziz. On a partagé plus avec le rap français de la fin des années 90, début 2000, la Rumeur, Lunatic, la Fonky Family… La chanson c’était plus moi de mon côté, bien que Pierre en a toujours écouté un peu. On a presque 4 ans de différence, du coup c’était pas forcément les mêmes musiques et Pierre lui était plus calé, plus dans l’expérimentation. On s’est retrouvé autour de plusieurs groupes notamment Clouddead. C’est surtout à partir de notre découverte du rap, du hip-hop, un peu en retro pédalage, qu’on a commencé à écouter et partager sur les mêmes choses. On découvrait en même temps ce qui était plutôt stimulant. Et enfin on s’est retrouvé sur Drake qui a énormément marqué l’orientation de Gelatine Turner.

Pierre : La différence majeure entre nous c’est que j’ai toujours été plus du côté de la musique et Romain plus du côté des paroles.

Comment s’est construit votre son qui est assez unique ? Qu’est-ce qui a fait que vous avez fabriqué ce « genre de musique » ? Est-ce que vous vous souvenez du premier track que vous avez fait ensemble ? Dans quelles circonstances ?

Romain : Ça s’est construit déjà de l’assemblage des personnalités, dans les instrus de Pierre il y a quelque chose d’un peu sombre, torturé, et moi dans le chant, je suis dans quelque chose de plus fragile, plus doux. C’était pas vraiment pensé, mais on savait qu’on voulait faire quelque chose d’hybride.

Le premier morceau tous les deux c’était « Sale brouillard » qui était déjà clippé par notre sœur Charlotte Audoynaud. C’était sur un sample de Magma et le titre était en référence à Quai des Brumes de Marcel Carné dont on avait extrait une phrase.

C’est quand on s’est retrouvé sur Paris, avec déjà dans l’idée de continuer la musique, qu’on s’est très vite lancé dans Gelatine Turner. On enregistrait dans le salon de Pierre qui habité à Nation, petit home studio, mais rapidement on a enregistré à la SAE où Pierre faisait des études d’ingé son.

Dans un couple, il y en a toujours un qui accorde plus d’importance au projet commun que l’autre. Celui qui s’y engage d’emblée. Comment ça s’est passé pour vous ? Il y a un moteur ou vous êtes tous les deux aussi habités l’un que l’autre par la musique ?

Romain : Au début, je dirais que c’était plutôt Pierre, ça colle déjà à son caractère excessif, de faire les choses à fond. Du coup moi j’ai un peu surfé sur cette énergie qui me permettait aussi de me motiver davantage.

Pierre : D’ailleurs, au début je l’engueulais presque, il faut faire ci, il faut faire ça… Mais je suis heureux de voir que maintenant il travaille même les dimanches matin. (Rire)

D’un point de vue pratique, comment ça se passe au quotidien ? Vous habitez ensemble ? Vous vous voyez tous les jours ? Vous êtes vraiment proche proche ou vous avez chacun votre vie, votre boulot, votre famille je ne sais pas, et vous vous balancez les morceaux par mail ?

Pierre : Romain vient en général deux jours par semaine chez moi. Sinon on échange sur Discord une application de tchat, on est très actif. On s’envoie des fichiers, on s’appelle, et après on parle du projet tout le temps. Je dirais pas qu’on a vraiment chacun notre vie différenciée, on a  beaucoup d’amis en commun, plus jeune on avait les mêmes groupes de proches et on allait souvent dans les mêmes soirées.

Vous vivez à Paris tous les deux. Quelle place prend Gelatine Turner dans votre vie ? Vous bossez en dehors je suppose, étudiants, salariés… ? Comment ça se passe ?

Pierre : Moi, je vis à Montreuil, j’ai arrêté de travailler en tant qu’ingé son dans le mixage audio, dans le dessin animé pour la télé, pour me mettre pleinement sur Gelatine mais aussi sur la composition pour d’autres projets.

Romain : Je vis à Paris oui. J’ai étais à la fac pendant pas mal d’années, j’y ai fait un peu de psycho, de  socio, et enfin de l’histoire. J’ai fait un master en histoire ancienne, sur la nuit à Rome pour dire rapidement. Maintenant je bosse à côté, à mi-temps, pour la Maison des Pratiques Artistiques Amateurs. Mais Gelatine Turner prend la première place.

Je trouve que sur ce dernier EP, vous avez pris une assurance et une forme d’amplitude que vous n’aviez pas tout à fait sur le précédent EP. J’ai vraiment cette impression pour le chant, pour l’écriture des textes. Il y a notamment sur le disque Des vertiges, des Mirages que je trouve merveilleux. Simple, pur, limpide. Les images sont merveilleuses (la pluie tombe au même endroit). Romain, est-ce que vous sentez qu’il y a une progression, une plus grande sérénité dans les textes ?

Romain : J’ai commencé à écrire et chanter il y a à peu près 10 ans maintenant. Au début j’avais du mal même à sortir un filet de voix, déjà que je n’avais pas l’habitude de parler très fort c’était assez compliqué. Avec les années, l’entraînement, le studio, les chorales, les cours de chant, j’ai vu une vraie progression et ça s’entend notamment sur l’EP où j’ai pu développer de nouvelles formes mélodiques. Pour les textes j’ai remarqué aussi une évolution importante à force d’écrire et de lire. J’écris la plupart du temps par élimination pour ne garder à la fin que les images les plus pertinentes pour moi, je suis beaucoup plus serein en effet sur ce choix à présent. J’ai une vision plus fine de ce que je veux faire passer avec Gelatine Turner, et c’est aussi lié je crois à un travail personnel, à une plus grande connaissance de soi-même.

Comment s’écrit un morceau de Gelatine Turner ? Je suppose que la musique vient en premier ? Il y a une instru préalable ? On a l’impression que les morceaux sont très travaillés, qu’il y a des allers-retours incessants pour que le chant et les arrangements, la production soient pleinement associés ? Est-ce que vous séparez le musical et le chant ou est-ce que vous interagissez sur le « domaine » de l’un l’autre en permanence ?

Pierre : Alors, t’as déjà un peu répondu dans la question, en fait plutôt que de commencer par la musique on commence par des idées. Ça peut partir d’une envie, on aimerait bien un morceau rock ou un plus trap, ou une vibe particulière. On va aussi rassembler des morceaux qui nous inspirent. Donc, ça part de références qu’elles soient musicales ou extra musicales, et surtout d’une réflexion sur ce dont on a besoin à ce moment-là pour le projet, pour la richesse des morceaux, mais aussi ce dont on veut parler, les grandes thématiques. Après ça, c’est toujours la musique qui va commencer, je construis une petite boucle que j’envoie à Romain ou qu’on écoute ensemble. Généralement Romain va faire un yaourt, tenter de placer des paroles. Après l’idée c’est de voir comment la voix va trouver sa place, comment rechanger la boucle en fonction. Et à partir de là il va y avoir énormément d’échanges entre la voix et l’instru. Romain va progressivement trouver le thème et me renvoyer des enregistrements avec des bouts de textes et moi je renvoie l’instru modifiée.

Romain : Il peut y avoir des phrases où Pierre va me donner son avis, sur le sens un peu mais surtout sur la sonorité, sur la musicalité. À savoir si les phrases vont bien se placer musicalement ou si l’interprétation s’intègre bien à la sensibilité voulue de l’instru. Ça arrive également qu’il propose un thème. De mon côté, je vais plutôt l’alerter si la musique ne laisse pas de place à la voix, s’il y a des sons trop harsh, ou si c’est trop chargé par exemple.

Pierre : À partir du moment où l’on a une idée de musique, tout le travail va être de faire en sorte que le morceau fasse sens et en même temps qu’il révèle la voix. Le morceau est là pour mettre en valeur la voix donc on va travailler ensemble par de nombreux allers-retours.

Vous avez fait le choix de fonctionner avec des EPs pour le moment. C’est parce que vous aimez ce format ? Ou est-ce parce que vous avez une autre idée du premier LP ? Comment est-ce que vous voyez cela ?

Pierre : De base, on n’est pas attaché spécialement au format de l’EP. On a beaucoup écouté de musique et ce qu’on aime c’est l’album. Après l’EP peut être intéressant pour partir d’un concept, ce qui permet de développer une idée sur un format plus court.

Romain : Le format EP a plus été un choix pratique. On voyait que le marge de progression était trop importante pour se lancer dans un album. Avant d’arriver à la fin d’un album on aurait déjà tout changé. C’était trop d’investissement pour le moment.

Pierre : C’est aussi une raison financière comme jusqu’à maintenant on pouvait pas trop s’engager sur des sessions de travail trop longues, l’EP était une bonne solution à ce moment-là. Ça nous permettait aussi de pouvoir faire écouter notre musique, de tâter le terrain et montrer notre travail pour rencontrer des gens et former une équipe autour du projet. On peut dire que l’EP nous sert un peu d’exercice.

Sur le EP, on a une vraie cohérence thématique. Un vrai « univers » même si je n’aime pas le mot. L’évasion, les nuages, le temps qui file. Le traitement est à la fois unitaire mais votre approche est plutôt évanescente. Ce n’est pas réaliste… tout en l’étant. Du réalisme poétique comme on disait dans les années 70. Ce ne sont pas des chansons qui racontent une histoire. C’est ce qui vous plaît : le côté poétique, l’énigmatique, le flou ?

Romain : La cohérence thématique n’a pas vraiment été pensée, je crois qu’elle tient plutôt au fait que les textes ont été écrits dans la même période, mais aussi à une vision plus claire du message que je voulais transmettre. Ce qui me plaît dans la chanson ce sont des images fortes et subtiles, des sensations, des sentiments. Avec Toute la pluie tombe au même endroit je suis parti d’une histoire qui raconte une journée, mais comme ce n’est pas un déroulé d’actions mais plutôt de sensations le fil devient flou. J’aime bien ce mystère, ça interroge, laisse libre place à l’interprétation.

Vous avez cité à plusieurs reprises dans vos références Clouddead. Je trouve qu’à la fois à travers le chant, assez plat et mécanique mais pas dénué de sensibilité, et dans la construction des instrus, c’est vraiment la comparaison qui porte le plus. C’est un groupe qui a été important pour vous ou un truc que vous aimez bien entre autres choses. Quel est votre territoire musical commun ? Est-ce que vous aviez un son de référence pour cet EP ?

Pierre : Oui, Clouddead c’est hyper important pour nous. Ça fait partie dans notre construction des projets qui ont le plus marqués des changements de vie. Et c’est une référence commune qui a fait le lien dans nos parcours différents.

Romain : Avec Clouddead et le label Anticon on a vraiment commencé à échanger tous les deux sur la musique. J’allais rejoindre Pierre dans sa chambre le soir en cachette et on écoutait des albums, et partageait nos avis. C’est aussi le moment où on a fumé nos premiers joints ensemble et regarder nos premières séries. C’était difficile de se lever pour aller en cours le lendemain. Ça nous a beaucoup rapproché, cette façon qu’on a d’échanger maintenant sur la musique ça a commencé avec Clouddead.

Pierre : C’est important car c’est le premier projet qui nous a ouvert au rap, même si Romain écoutait déjà un peu MC Solaar et quelques autres morceaux de rap français. Mais c’est par ce rap alternatif qu’on en est venu à écouter tous les styles de rap pour aujourd’hui écouter principalement de la trap. Ça nous a ouvert au rap et aussi à l’ambient car les projets solos de Odd Nosdam font partis des premiers albums d’ambient que j’ai écouté. C’est cette double ouverture qui je trouve nous correspond bien, c’est à dire vers l’ambient et vers le rap, qui sont des éléments hyper importants de Gelatine Turner.

Enfin, l’autre découverte symbolique très forte qu’on a eu en commun et qui a marqué Gelatine Turner, après Clouddead c’est Drake. Au final je pense que ce sont les deux piliers. Et pour répondre à ta dernière question ce sont notamment des morceaux de Drake qui ont servi de références pour cet EP.

Vos productions sont assez minimalistes. C’est presque de l’ambient parfois mais… pas tout à fait. Comment vous faites pour qu’il n’y ait pas trop de choses ? Vous soustrayez alors que certains producteurs ont plutôt tendance à multiplier les couches ?

Pierre : Effectivement, on attache énormément d’importance à obtenir une certaine forme de minimalisme. L’ambient est un des styles de musique que j’écoute le plus et que je pratique aussi à côté. Et un élément important que je tire de ce style c’est l’idée que la musique soit comme hantée. C’est à dire qu’au début, effectivement, il y a une phase de soustraction où on retire des pistes, mais il y a aussi l’idée de dissimuler les sons. Les sons sont là mais ils sont fondus dans la masse, à peine perceptibles, cette notion de fouillis c’est vraiment important dans mon travail. Après il y a un gros travail de soustraction pour mettre en valeur la voix, pour obtenir quelque chose des productions modernes, influencé notamment du travail de Drake.

Vos chansons ont un côté planant. Une dimension spirituelle qui émerge de la répétition, du son et aussi du phrasé. Est-ce que cette dimension « zen » ou ascétique est quelque chose qui est assumé ? Est-ce que vous pensez que la musique doit avoir ce côté apaisant ? Votre musique soigne plus qu’elle n’énerve ou ne met en colère ?

Romain : Il y a un aspect initiatique et spirituel qui est voulu, notre recherche musicale s’accompagne d’une réflexion sur le développement personnel, c’est plutôt présent dans nos discussions et aussi dans nos lectures, et ça se retrouve dans les morceaux.  Il y a des notions, comme la sensibilité, la fragilité, la compassion, l’empathie et l’équilibre, qui sont importantes et qui guident le projet. On veut faire une musique qui aurait quelque chose de réconfortant, qui accompagne, qui comprend. Dans la pratique déjà il y a cette idée de soin, voire de l’ordre de la survie.

Pierre, en tant que musicien, est-ce que vous avez aussi des influences plus classiques, notamment du côté de la musique contemporaine, des « nouvelles musiques instrumentales » ?

Pierre : Plus que la musique contemporaine, ce sont les musiques électro-acoustiques, c’est aussi d’où je viens, je suis passé par la classe du conservatoire de Pantin, et c’est aussi ce que je pratique à côté. Ce sont notamment Bernard Parmegiani et Luc Ferrari. Et aussi les musiques minimalistes, Steve Reich, Terry Riley, La Monte Young, …

Je prolonge cette question : est-ce que parfois vous écartez des titres qui seraient trop incisifs, trop violents ou trop directs parce que justement vous êtes attachés à cette forme de traitement un peu plus… doux ?

Pierre : En effet, c’est très bien vu, c’est une réflexion qui revient régulièrement, on écarte des morceaux qu’on trouve trop violents, trop énervés mais aussi quand c’est trop vibe, jazzy. Parfois quand il y a un côté trop cool et que du coup ça manque un peu de sérieux, on jette. Dans l’ensemble  on jette beaucoup de morceaux

De quels beatmakers vous sentez vous proches ? Il y a du beau monde en France dans le domaine…. Est-ce qu’il y a des compositeurs dont vous vous sentez proches ? Des gens que vous côtoyez à Paris ou ailleurs ou est-ce que vous faites votre truc de votre côté ?

Pierre : Ce serait plutôt des beatmaker américains et évidemment Noah 40. On ne côtoie pas grand monde, non, on est plutôt isolé. C’est un peu une manière d’être aussi, pour le moment on fait notre truc de notre côté, en famille.

Vos chansons sont plutôt tristes et sombres. Le monde donne le sentiment de se craqueler et les humains de se dérober les uns aux autres. Le traitement est cinématographique et fuyant. Est-ce l’idée que vous avez du monde ? Quelque chose qui nous abandonne ?

Romain : Ce serait plutôt quelque chose qu’on ne peut jamais vraiment atteindre, qui nous échappe. Je ne dis pas ça avec un constat fataliste du destin, j’ai plutôt tendance à envisager les choses positivement, mais ce sont des sentiments passagers, des événements qui s’enchaînent, tout un mouvement bouillonnant. J’évoque ce qui me touche profondément, physiquement, ce sont des courtes constatations, sans jugement mais sans naïveté ni niaiserie et je crois que c’est ça qui donne la couleur mélancolique.

Vos chansons parlent pas mal de paysages extérieurs mais on a le sentiment que les rapports humains renvoient plus à un univers urbain, à des rapports d’indifférence, à un manque de chaleur entre les gens. C’est quelque chose qui vous affecte et que vous ressentez dans votre vie de tous les jours.

Romain : On a majoritairement évolué dans des univers urbains, sans jamais être non plus totalement déconnecté de paysages plus naturels. Les rapports humains qui ressortent dans les chansons sont en effet ceux de la ville où l’on vit, c’est un terrain que je trouve assez hostile tout en étant captivant. La grande ville est comme un gouffre et les images de paysages extérieurs offrent une échappatoire. Les paysages « naturels » ont en eux quelques choses auxquels on aspire, la beauté, le calme, la simplicité. Les deux univers avancent ensemble et s’opposent en même temps.

Je reviens à des vertiges, des mirages qui est une chanson désenchantée, presque post-apocalyptique. On a le sentiment qu’il y a eu une catastrophe et que c’est la fin du monde. C’est très beau. Romain, d’où vous viennent ces images ? Est-ce que vous écrivez en vous faisant des films intérieurs ? En visualisant des scènes ?

Romain : Merci, pour l’anecdote j’ai écrit Des vertiges, des mirages, après avoir redécouvert avec passion des visages, des figures de Noir Désir d’où la correspondance des titres. J’aime beaucoup la façon dont les phrases, les images s’enchaînent avec intensité et affliction, c’est ça qui m’a fait partir dans une écriture assez automatique. Ce ne sont pas vraiment des scènes visualisées mais plutôt les émotions qu’elles évoquent, ça peut venir comme ça dans l’instant ou bien en cherchant dans mes carnets. J’ai tendance à recueillir ses images mentales un peu partout et tout le temps.

Vos chansons sont très imagées et justement il y a chez vous un travail graphique déterminant qui est réalisé par votre sœur. C’est elle aussi que l’on entend à quelques reprises sur le disque. J’ai été hors sujet en parlant de fratrie ? Est-ce que vous vous considérez comme un trio maintenant ? Quelle est sa place dans le projet ?

Pierre : En fait, c’est pas notre grande sœur qu’on entend sur le projet mais la quatrième et petite dernière de la fratrie, Mathilde. On a notamment pu l’apercevoir sur certains de nos visuels. Mais sinon, oui la grande sœur, Charlotte Audoynaud, est présente dans le groupe depuis le début. Elle travaille sur tous les visuels, photos, clips, et on discute beaucoup avec elle sur l’avancée du projet et son orientation esthétique. De mon côté, j’ai aussi composé plusieurs fois pour des projets à elle en art contemporain, pour l’habillage sonore d’installations, de performances.

D’où vous vient ce soin porté à l’image et au design qui était très présent dès vos débuts ? Est-ce que vous avez des influences cinématographiques communes, des films qui vous servent de référence pour… faire de la musique ?

Pierre : On a toujours été très porté par les arts visuels, que ce soit l’art plastique, la photo, la bande dessinée et bien sûr le cinéma. On a des influences cinématographiques communes, celle qu’on a eu le plus jeune c’est avec Takeshi Kitano, après il y a eu John Cassavetes, et d’autres. On s’intéresse aussi beaucoup au cinéma asiatique et notamment coréen, on aime bien aller voir les nouvelles sorties, ou encore aller voir un film ensemble lors du festival de cinéma coréen à Paris.

Romain : Le soin porté à l’image tient aussi essentiellement de la collaboration avec notre sœur qui donne une véritable direction artistique sur l’esthétique du projet.

Vos chansons ne sont pas vraiment engagées mais on sent chez vous une forme de « conscience du monde », une sorte de critique sociale, de l’indifférence, du monde qu’on ne respecte pas. Est-ce important pour vous de parler de la société aussi ? Mais de ne pas le faire frontalement ?

Pierre : En effet, c’est très important de ne pas le faire frontalement, plutôt que de parler de choses concrètes on préfère rester dans la sensibilité. Il y a une forme d’engagement moral où l’on considère que produire une œuvre sensible peut apporter quelque chose. C’est une façon de regarder les choses avec tendresse et compréhension qu’on souhaite partager.

Romain : C’est plutôt une approche sensible, assez détachée, comme une photographie du monde à un instant T, ce qui compte c’est l’angle, le regard qu’on pose dessus.  C’est important de parler de ce qui nous entoure, des rapports humains et par là de la société. Je pense qu’il y a une certaine forme de crise du social, qui passe par une perte de sens et qui s’exprime dans le doute, dans une forme de mal-être contemporain.*

Je reviens sur les questions de genre musical. Comment est-ce que vous qualifieriez votre musique ? Est-ce du rap ? de la pop ? du trip-hop ?

Pierre : On aime l’idée de penser qu’on fait un rap moderne, hybride. Il y a des gens qui nous écoutent ils nous voient pas du tout comme un groupe de rap mais nous c’est de là qu’on est parti. Les références que j’utilise pour composer sont majoritairement issues des productions de trap moderne. On se considère comme un groupe de rap qui cherche à s’hybrider et à s’ouvrir aux musiques qui nous ont marquées, ambient, noise pop, shoegaze, trip hop, abstract…

Comment vous avez vécu le confinement ? Vous étiez ensemble ? Vous avez terminé votre premier album ?!!!

Romain : Je dirais que ça nous a permis de se concentrer sur le projet, de faire un point, d’organiser la sortie de l’EP et d’envisager la suite. On n’était pas ensemble mais on travaille bien à distance. Et oui, ça nous a permis de commencer à travailler sur un futur album.

Comment voyez-vous la suite ? Vous avez envie de quoi dans les semaines, mois qui viennent ?

Romain : Il y a toujours l’EP, sa promotion, et sa diffusion. Il va y avoir des petites sorties de vidéos clips pour accompagner les titres et on espère pouvoir le jouer sur scène. En parallèle l’idée c’est de terminer notre premier album

Sur le plan musical, quelle est votre ambition ? Comment vous voyez les choses ?

Pierre : Sur le plan artistique, c’est se surpasser, créer des choses plus fortes. Sinon pour le projet on cherche la professionnalisation, ou du moins que le projet soit auto-suffisant. On va s’appliquer à faire connaître le projet à un public plus large.

Les vacances d’été ? 

Romain : Alors c’est quasiment fini à présent, mais c’était agréable. On a pu quitter un peu Paris après une longue période. Comme chaque été on est parti en famille avec les sœurs, les nièces, neveu, les amoureux, et la mère. C’est important de se retrouver et on en profite toujours un peu pour prendre quelques photos avec Charlotte. Dans l’ensemble l’été c’était un peu de vacances et beaucoup de travail pour faire avancer le projet.

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