Dix ans après avoir officiellement mis un terme à l’aventure des Silver Jews, groupe qu’il avait créé avec Stephen Malkmus et Bob Nastanovich (Pavement) en 1989 puis porté en compagnie de son épouse Cassie, David Berman revient enfin à la musique. Il est au centre et à la périphérie de ces Purple Mountains, parmi lesquels on retrouve (à l’enregistrement) une bonne demie douzaine de musiciens dont deux membres du groupe Woods. Parler de Purple Mountains comme d’une aventure collective serait évidemment exagéré, tant, et encore plus qu’avant, c’est ici de Berman et de Berman seul dont il s’agit.
Débarrassé depuis une douzaine d’années de ses addictions (crack, héroïne et cocaïne), Berman a passé dix ans à bouquiner dans son lit, à pratiquer le judaïsme et à se demander qui il n’était pas. Il s’est essayé à l’écriture, a composé des poèmes, un embryon d’essai, avant de reprendre le manche (de sa guitare) à des fins quasi thérapeutiques lorsque sa mère est décédée. Les chansons sont venues toutes seules. Son épouse n’était plus là et vivait sa vie sans lui depuis quelques années. Berman était seul avec ses pensées et ses réponses. Le bilan qu’il tire lui-même de son existence n’est pas tendre. « Things have not been doing well – this time, i think i finally fuck myself » chante-t-il à l’ouverture du disque sur That’s Just The Way That I Feel. « Just spent a decade playing chicken with oblivion/…/ the same old wreck i’ve always been/…/ the end of all wanting is all i’ve been wanting and that’s just the way i feel. » Comme souvent, il ne faut pas croire un seul mot à cette autodépréciation permanente. On n’a jamais su si Berman jouait un rôle (il est probable que non quand il prononce ces vérités amères) mais toute sa musique s’organise pour que ce qu’il raconte soit énoncé d’une manière si belle, classique et assurée qu’elle en déjoue la portée misérabiliste du propos. Purple Mountains est à cet égard une remarquable réussite. La voix de Berman ne s’est pas détériorée en dix ans et constitue toujours un point d’appui étrange, évoluant à la limite du sermon et de la justesse, dont la singularité lui confère une portée prophétique et une puissance qu’elle n’a pas en réalité. Son folk est brillant et nimbé d’une capacité à séduire et à emballer qui agit souvent en contradiction avec ce qu’il raconte.
C’est ce qui arrive sur l’assez génial All My Happiness Is Gone, l’un des meilleurs morceaux du disque. Berman enchaîne les vers parfaits (« friends are warmer than gold when you’re old »), en insistant sur son étrangeté au monde et sa capacité de détachement. Les chansons de Purple Mountains sont globalement assez tristes et désespérées mais procurent, parce que c’est ainsi que sa musique agit, un réconfort et une sensation de chaleur humaine qui sont troublants et contagieux. On passe d’une chanson mineure comme Darkness and Cold à des pièces plus ambitieuses comme le standard instantané qu’est Snow Is Falling In Manhattan. Le texte est somptueux et l’accompagnement en léger retrait tout en douceur et en délicatesse. « Songs build little rooms in time/ And housed within the sound design/ is the ghost the host has left behind/ To greet and sweep the guest inside… » A-t’on jamais mieux décrit ce qu’était une chanson ? Berman a toujours brillé par son intelligence et la qualité supérieure de son écriture. On retrouve ici tout du long cette facilité et ce talent extraordinaires. Ce qu’il raconte est beau et passionnant. Du haut de sa colline, l’homme a affûté sa vision du monde. En revenant parmi les vivants, il assène quelques vérités qui effraient. « How long can a world go on with no new word from God ?/ We’re just drinking margaritas at the mall/ That’s what this stuff adds up to after all. » Il faut de l’aplomb et une assertivité incroyable pour asséner de telles paroles mais cela n’a jamais fait peur à ce chanteur philosophe.
La seconde moitié du disque est plus personnelle et intime. Berman imagine sa femme en train de vivre sa vie sur She’s Making Friends, I’m Turning Stranger, tandis que lui s’enfonce (faussement) dans la lose et la solitude. Seul Bill Callahan avait fait mieux sur I Was A Stranger, dans un registre similaire. Berman revient sur le décès de sa mère sur I Loved Being My Mother’s Son pour une élégie magnifique et écrite, comme il se doit, au premier degré. La simplicité folk de la chanson (l’harmonica, la guitare, les balais qui traînent en rythme) renvoie cette idée d’une solennité et d’une absence de distance mêlées qui fonctionnent à merveille. La musique de Purple Moutains irradie partout de cette justesse d’intentions et d’une maîtrise complète de ses effets. Le disque franchit un nouveau palier avec le génial Nights That Won’t Happen, une chanson qui parle des morts et de leur façon de hanter la vie. Le titre se déploie sur plus de six minutes magnifiques, durant lesquelles Berman ne donne rien moins que les clés de la vie et de la mort. Le texte est splendide et l’ajout d’un contrepoint vocal féminin est une excellente idée. On a le sentiment de pouvoir mourir tranquille après ça.
Storyline Fever, dans la tradition des albums des Silver Jews, est le morceau uptempo du disque. Ce n’est pas celui qu’on préfère mais il a le mérite de mettre un peu de dynamisme et d’agitation dans un album qui ne brille pas par ses sautes de rythme. A tout prendre, on se mettra plus volontiers à danser façon « western de la fin du monde » sur le hillbilly folk de Maybe I’m The Only One For Me, nouveau monument d’autodépréciation qui nous fait douter (encore et encore) de la sincérité d’un homme qui renvoie une telle force et une détermination totale à travers sa musique. « If no one’s fond of fucking me/ Maybe no one’s fucking fond of me », conclut Berman en apesanteur. Si personne ne veut baiser avec moi, c’est peut-être parce que personne ne m’aime, putain…. Qu’est-ce que vous voulez répondre à ça ?
Si Berman est à ce point une loque et une épave, c’est une épave et une loque qui continue à faire fantasmer les quadras qui affichent (sur le papier) des vies autrement plus réussies et rémunératrices. Tout le charme des Silver Jews et maintenant de Purple Mountains est là. Ils ont tout faux et sont carrément à l’Ouest. Ce sont des raclures de bidet anachroniques et des intellos à la manque qui n’ont jamais rien foutu de leur vie. Mais ils font si bien croire qu’ils ont trouvé un truc qu’ils pourraient bien détenir la vérité dans une cave à la mode autrichienne depuis des années et avoir tout bon. C’est pour ça qu’on aime le folk. Et c’est pour cette raison que cet album mérite qu’on l’écoute un max.
02. All My Happiness Is Gone
03. Darkness And Cold
04. Snow Is Falling In Manhattan
05. Maragaritas at the Mall
06. She’s Making Friends. I’m Turning Stranger
07. I Loved Being My Mother’s Son
08. Nights That Won’t Happen
09. Storyline Fever
10. Maybe I’m The Only One For Me