Chanteur leader des Traditional Monsters, peintre et artiste pluricompétent, Dick Turner revient chez QuixoteMusic avec un ep solo de 4 titres qui vaut le déplacement. Choisies et triées, selon la rumeur, d’après un matériau qui taquinerait la double centaine de morceaux, les quatre pièces qui composent ce Man In A Pit nous ramènent à l’ère glorieuse et un peu désuète désormais du DIY (Do It Yourself, pour les amateurs) où des poètes dingos, génies pop déglingués et autres orfèvres miniatures alignaient les compositions en série limitée sur des enregistreurs/magnétophones antiques, balançaient des cassettes par la Poste et envahissaient le monde de la pop avec des mélodies de chambres de bonne.
Depuis, la démocratisation des instruments de production est passée par là. Les studios portables sont abordables et ont permis à ces enregistrements sur le pouce d’avoir tout des grands. On a perdu en bric à brac et en fragilité, ce qu’on a gagné en haute fidélité et en amplitude mais quelques uns résistent et continuent de proposer, volontairement ou non, des morceaux mal arrangés, work in progress, et à les diffuser à la vitesse de la lumière. On a adoré jadis la pop géniale d’un Daniel Johnston, l’étalon or du genre, la créativité à l’os d’un Herman Düne primitif, vénéré les compositions d’un Babybird en mode lo-fi, comme on raffolait de la pop bricolo des derniers Television Personalities. C’est dans cette filiation des artistes majeurs et seniors (pour la plupart) que s’inscrit cette livraison du foutraque Dick Turner, qu’on attend avec impatience sur scène et en format long.
Car cet apéritif en 4 bouchées tient la route et étonne par son excellence. L’Américain de Baltimore démarre avec le formidable My Keyboard is Falling Apart, un morceau à la fois drôle et tragique où le narrateur énonce tout ce qu’il ne peut pas faire en raison d’un clavier défectueux. Ecrire son amour, composer une chanson, rêver du futur. La voix est fragile et brute, tandis que le clavier rappelle la délicatesse poétique des morceaux les plus intimistes de Grandaddy. Le fond suivant la forme, le dit clavier se met à dérailler et à envoyer plein de bruits étranges, déplaçant le centre de gravité du morceau vers une synth-pop souriante et désespérée à la Denim. Difficile de faire mieux en deux minutes et quelques. Control Trip, le deuxième morceau, fait donc tout à fait autre chose proposant une aventure post-punk au synthé solo tout aussi exaltante et qui renvoie, elle, à l’univers sec et planant du Pere Ubu en mode alternatif Moon Unit. Autant dire qu’on se situe ici dans l’alternative de l’alternatif, dans un monde subliminal où l’histoire se déguste au ralenti. Les genres se mêlent entre pop, électro bonhomme et accents de cabaret berlinois des années 70. L’exploration se prolonge sur le titre le plus émouvant et peut-être le plus puissant du disque : l’image miroir de Stuntman. Turner décrit la destinée d’un cascadeur (le Stuntman du titre) au coeur et au corps brisé par l’effort. Anonyme, le personnage casse des voitures et se brise dans une miniature pop absolument parfaite où la fragilité n’a d’égale que le romantisme de la situation. Avec ce morceau, on voit défiler toute cette imagerie grandiose et post-héroïque de la pop et du cinéma qui va du Boxers (malheureux) de Morrissey aux films dramatiques de Mickey Rourke comme The Wrestler bien sûr ou mieux encore Homeboy. C’est cette figure du perdant magnifique qui est convoquée ici de façon virtuose et brillante, Turner égalant sur cette seule chanson les meilleurs morceaux de Daniel Johnston. Stuntman est un joyau comme on n’en a pas croisé deux cette année. Le Ep termine son grand chelem avec Staring At Monkeys, un exercice de pop surréaliste et un brin psychédélique qui fait penser à l’univers littéraire d’un Maurice Richardson mais aussi à la classe britannique d’un Martin Newell. Joueur et enjoué, le morceau met en scène un jeu de regards dupe sur un accompagnement enfantin d’art naïf, entre Syd Barrett et Pascal Comelade.
Les références tombent comme des mouches et ne sont pas là pour décorer ou épater la galerie. Il faut faire beaucoup moins pour suggérer plus. L’adage lofi est ici respecté à la lettre pour un quatrain de chansons qui s’alignent comme des étoiles pour ouvrir un univers fascinant et hautement recommandable. Dick Turner n’est pas un perdreau de l’année mais il n’est jamais trop tard pour découvrir son travail. Les vrais excentriques ne meurent jamais. Ils font partie des rares artistes qui peuvent se bonifier avec l’âge.