Le génie a longtemps été considéré comme une capacité à retourner l’ordre des choses comme une vieille chaussette, à renverser la perspective et à réagencer en un mouvement souvent d’une simplicité enfantine l’ordonnancement normal de l’art ou de la réalité. A ce titre, le simple titre inversé de ce quatrième album de Scalper, et le premier depuis le magistral The Emperor’s Clothes de 2015, est un bon indicateur du joli coup que réalise le rappeur anglais, néo-zélandais d’adoption, avec The Beast and The Beauty. Scalper passe avec ce disque de l’univers d’Andersen à celui de la moins connue Jeanne-Marie Leprince de Beaumont. En intervertissant les positions originelles, il conserve l’équilibre dual de la Belle et la Bête mais suggère que c’est à la seconde qu’ira cette fois-ci la primeur de l’attention.
La subversion est intelligente et symbolise le beau changement de perspective qu’il fait, dans le même temps, subir à son art. The Beast and The Beauty est un album plein de surprises pour celui qui connaît le travail du bonhomme. C’est un album de la « porte ouverte » qui témoigne de l’enrichissement mélodique et musical de la matière sombre que Scalper manie depuis ses débuts. Le son est âpre, sec, la matière rugueuse à l’image du terrible Dust, premier single mis en avant par l’artiste et dont le clip nous avait fait frémir, mais aussi du remarquable Concrete Boots de la plage 4, chanson qui littéralement cloue au sol et empêche de marcher. Scalper est le chantre de la pesanteur, de la gravité et de la puanteur. Sa voix est si profonde qu’elle peut changer l’or en plomb, réalisant l’anti-rêve des alchimistes, en évoquant à quel point la réalité peut être poisseuse et inspirer la crainte, l’horreur quant à sa noirceur même. La Bête annonce l’apocalypse. Elle amène la corruption et la pourriture, la mort et les ombres sur le monde qu’elle écrase de son joug. L’album et l’art sont ici comme pris d’assaut par des légions obscures qui relèvent autant de la fantasy que de l’observation attentive du réel. La langue de Scalper est singulière, fleurie, mystique, et s’exprime presque exclusivement à travers un recours rigoureux et extrêmement poétique aux images. L’album est, par exemple, riche en évocations de récipients, de contenants : c’est le cas de l’ouverture magnifique Emptiness, sublimée par le contre-chant de Riot Miloo, mais aussi du magique Three Cups, l’un des plus beaux titres de l’ensemble. Dans l’univers du chanteur, le Bien et le Mal prennent le thé et s’incarnent dans une 3ème force (l’homme) qui en partage les caractères. L’homme n’est ni bon, ni mauvais. Il est l’objet d’un grand marché, d’une tractation qui devient là presque amicale et dont la conclusion pourrait déboucher sur une forme d’harmonie à la consistance lumineuse et amoureuse.
Ce qui frappe sur cet album, par delà l’interprétation habitée et hypnotique du chanteur, c’est la complexité et la variété des arrangements, déclinés dans la limite d’une production « artisanale » (c’est-à-dire par définition avare de moyens) à travers des chansons-monde, émaillées de décrochés stylistiques, rudes ou caressantes, austères ou luxuriantes, fascinantes et bouleversantes. Scalper travaille une matière répétitive et structurée autour d’une rythmique pivot qui est ici étendue au delà de ce qu’il avait réussi jusqu’ici. Il y a les cuivres d’un Sleep fabuleux et jazzy, le gimmick à cordes obsédant de Ten Reasons ou encore la basse discrète sur Three Cups. Les textures font l’objet d’une attention extraordinaire et réussissent, dans un territoire sonore bien circonscrit, à donner un sentiment de variété et de renouvellement qui étonne. La voix, entraînée par le mouvement, est comme libérée de la menace qu’elle véhicule et se déploie elle-même dans des registres très différents selon qu’elle conte, chantonne, grommelle ou enchante. Scalper évolue parfois dans sa zone de confort (c’est le cas sur l’envoûtant mais prévisible Saviour’s A Savage) mais nous offre, sur ce disque, une série de performances magistrales.
On isolera notamment la beauté quasi surnaturelle de Ink, chanson qui évoque avec une délicatesse invraisemblable, la disparition (récente) de la mère du chanteur. Cette chanson est subtile, légère, pleine d’amour. Son refrain est splendide : « Where have you flown ? Where have you gone ? I am looking for you knowing that you won’t be found/ Where have you gone ?/ Where have you flown? », expire Scalper avant que la mélodie ne s’éteigne. Le final est immense entre le martial et impeccable God’s Trick, interrogation quasi métaphysique portée sur la vie conjugale et le quotidien. La présence divine est questionnée sur chaque étape de la vie, comme si l’artiste engageait avec le Tout Puissant, à travers le chant, un dialogue de défiance, d’humilité mais aussi de soumission irrésolue aux forces du réel. Il y a dans l’attitude de Scalper une ambiguïté typiquement humaine de rébellion, de doute et de confrontation étonnée qui, album après album, fait de lui une sorte de moine philosophe déchiré comme un tigre de papier par la Fortune et le sort. C’est ainsi qu’on lit le I’m Mortal qui referme le disque, chanson stupéfiante et désespérée où la chute mêlée de culpabilité s’accompagne d’une fierté revendiquée par un crâneur « What a trip ! » qui taquine le fantôme rockabilly d’Alan Vega en surfant sur une pulsation (de vie ou de mort) que n’aurait pas renié son compère Martin Rev. Sans regret donc et avec toutes mes erreurs, je coule.
La comparaison peut surprendre mais c’est à la croisée des disciplines entre hip-hop soufi à la Gonjasufi et humanisme punk à la Suicide qu’on peut aimer Scalper. Son The Beast and The Beauty est un album immense, qui a toutes les chances de s’enrichir au fil des écoutes, et de figurer parmi les plus belles réussites de cette annus horribilis.