Déjà quatre ans que le Projet Ludovico a débarqué et l’on se languissait vraiment de retrouver le son et l’énergie de la Droogz Brigade. Le printemps 2020 restera pour la tribu un temps béni : le pays désolé par l’épidémie, les Etats Unis qui s’enflamment et la Droogz Brigade, groupe si rare d’ordinaire, qui n’en finit pas d’occuper la scène à rebours. Car en attendant un deuxième album qu’on annonce pour… bientôt, les Quatre Fantastiques (cinq en comptant Herken l’exilé) de Toulouse ont mis en ligne il y a quelques semaines un documentaire qui raconte leurs débuts et les suit en virée promo pour l’album de leur compère et dealer de beats Al’Tarba. A rebours toute encore, avec cette mixtape incroyable et garnie de plus de quarante morceaux et de plus de deux heures de musique que les gaillards sortent, l’air de ne pas y toucher, de leur coffre à jouets.
Le groupe ne fait pas son âge : plus de quinze ans d’existence et un unique album dans la musette, la chose est cocasse et on comprend mieux pourquoi aujourd’hui. Il y a ici plus de matériel qu’il n’en faut pour rendre heureux n’importe quel amateur de rap brut, de hip-hop offensif et résistant aux balles. Les mots volent comme des poignards, les rimes claquent comme des uppercuts et les beats explosent en bouche comme une crème d’artichaut (bouillant) pendant la Finale de Top Chef. A la réserve près qu’il s’agit d’une mixtape et donc d’un assemblage de titres, de raretés, de démos et de machins venus de nulle part et d’un peu partout, on pourrait aisément crier au trésor si on ne prenait pas un peu de recul avec la matière première.
Terreurs de Jeunesse mélange les époques et les genres. C’est le seul reproche qu’on pourra (ne pas) faire au projet : la manière dont les morceaux sont agencés ne saute pas aux yeux, ce qui, par contraste, renforce encore l’intelligence et la cohérence de Projet Ludovico, album majeur et à l’organisation redoutable. Ici, on cultive le plaisir du mot pour le plaisir du mot. Les rappeurs font des démonstrations de force, des performances formidables et livrent des titres insensés qui s’enchaînent dans une continuité anarchique et sans véritable idée de manœuvre. Le génie d’un collectif, et celui-ci n’en manque pas, est bien, sur disque, dans sa capacité à discipliner son propos et ses talents pour en tirer une galette compacte et tenue de bout en bout. C’est ce qui fait que le Wu Tang Clan a surnagé dans l’époque quand d’autres collectifs se contentaient de faire des collages entre surdoués. Il ne faut pas prendre Terreurs de Jeunesse pour ce qu’il n’est pas (un album studio) mais pour le plaisir immense qu’il procure et pour les dizaines de morceaux inédits qu’il nous sert sur un plateau d’argent.
Car c’est un festival de la couille de haute intensité, une pétarade verbale et musicale comme on n’en a pas croisée beaucoup. Les morceaux des débuts sont naïfs et encore brouillons (le Règne des fous, 2003), influencés par la rage et les attaques du NTM des origines. Ils font sourire, tandis qu’Al’ Tarba met en place son style sous perfusion américaine. Les samples s’agencent, se montent dessus et puis peu à peu se clarifient pour gagner en lisibilité et en force. Côté MCs, la force de la Droogz Brigade saute aux yeux et aux oreilles sur chaque morceau. Rhama le Singe est royal, ironique et chirurgical. Staff l’Instable dégage, sur chacune de ses interventions, une puissance de feu littéralement phénoménale et Sad Vicious incarne l’âme et l’intelligence du groupe. Al’Tarba est fait de colère et de rythmes, poussant les chansons par ses cris, dans leurs retranchements pervers et agressifs. Les ambitions s’élèvent avec le temps pour culminer avec les pièces les plus récentes comme l’incroyable Les Enfants de Baphomet, morceau génial qui date de 2016. Avant ça, il y a eu la filiation punk, les morceaux mid-tempo, sentimentaux et intimes comme le beau Padawans ou l’amer Relativise. La Droogz Brigade touche à tout et ne s’interdit rien. Psychose lorgne vers l’horrorcore sur un tapis de beats crépusculaires. Paradis Artificiels (2008) sonne comme un morceau plus récent et foisonne d’idées à la production. Faut-il chercher dans cette profusion créative ce qui a empêché le groupe d’accoucher d’un projet discographique qui semble déjà en germe en 2008 ? Peu importe, le plaisir est immense. On découvre sur cette mixtape quelques joyaux qu’on aurait rêvés de déchaîner avant. Parmi les pépites, figure en bonne place l’excellent Une bonne golden, morceau-fracasse et à l’impact insensé, choral et réussi de bout en bout. L’année 2009 est généreuse avec un Ronde de Nuit hypnotique et sombre comme la nuit ou encore le fascinant Averses Acides. La Droogz Brigade est sociale, réaliste mais aussi abstraite et nourrie, dans son imaginaire, par le cinéma US et la culture pop. C’est dans cette audacieuse liaison entre le regard porté sur le coin de la rue et ce rêve d’une mythologie qui se construit que le groupe trace son sillon unique.
Planète Hurlante (2010) en est un excellent exemple. Le morceau inachevé est saisissant. De quoi parle-t-on ? Depuis quand ? Le temps se brouille et les perspectives se confondent. La séquence est majestueuse, au point qu’on est frustrés par son absence de… fin. L’Ile du Docteur Moreau qui suit a de l’allure mais manque un peu de focus. Le groupe tourne autour du chef d’œuvre avec un morceau qu’on sent emblématique et qui repointe le bout du nez sous plusieurs états appelé L’ange gauche. Il y a là un morceau majeur et une image-totem qui sommeille mais que le groupe n’arrive pas au final à isoler. C’est à la fois passionnant et assez incroyable d’explorer cela d’aussi près : comment se nouent les fils entre les rappeurs, comment les couplets s’entrechoquent pour finir par se compléter à la perfection, comment les beats les enrobent ou les précèdent. On aime les couplets perdus qui pendent dans le vide et attendent leur heure, les punchlines qui passent d’un morceau à l’autre et les audaces sans lendemain comme le classieux Train de Nuit d’Al’Tarba ou le monstrueux Staff Fracasse de 2005 qui nous donne envie d’écouter un jour la bête en solo.
Terreurs de jeunesse ressemble à la matière vive en fusion. C’est un océan de beats et un royaume de mots, brutal et brut, qui époustoufle par sa liberté et son désordre. La balade dans le temps et le ton est somptueuse et plaira à ceux qui aiment plonger en eaux profondes, passer du coq à l’âne et l’archéologie. Ce qui surprend au final, c’est à quel point le groupe a su garder intact entre 2003 et aujourd’hui, sa formidable intensité et l’amitié virile qui les relie. Le disque transpire la passion, l’amitié et l’envie de déconner. C’est un bonheur mineur mais qui emplit de joie, de rage et d’espoir.
02. Coup de Sang feat. Open Mic (2011)
03. L’ange gauche version 1 (2008)
04. Les 16 Passions Meurtrières (2008)
05. Padawans (2008)
06. Relativise (2008)
07. Psychose (2009)
08. Paradis Artificiels (2008)
09. Droogzilla (2008)
10. L’ange gauche version II (2008)
11. Entre enfer et 7ème ciel (2007)
12. Une bonne golden (2009)
13. Ronde de nuit (2009)
14. Le cimetière des éléphants I (2007)
15. Vic Vega La Grande Bouffe (2010-2008)
16. Cache Misère (2010)
17. Etat de Crasse (2008)
18. Dans la Jungle (2007)
19. Le cimetière des éléphants version II (2008)
20. Level One (2010)
21. L’équipe de Crados (2008)
22. Principles of Pain feat. Psych Ward (2013)
23. Polar (2008)
24. La citadelle feat Stick, Pedro, PX et Inch (2015)
25. Moloko Weed (2008)
26. Averses Acides (2009)
27. Portraits de soldats (2010)
28. Planète Hurlante (2010)
29. L’Ile du Docteur Moreau (2008)
30. Rose Urbaine – Rat des Villes (2008)
31. Couplets Perdus (2009-2010)
32. Nous Contre Eux feat. Psych Ward (2010)
33. Rencard avec un croque-mort (2006)
34. Train de nuit (2005)
35. Haine Fraîche (2005)
36. Staff Fracasse (2005)
37. 2005 Freestyle Feat. PX (2005)
38. Pessimistes feat. Pablo et Kabor (2004)
39. Prédateur (2004)
40. Terreurs de Jeunesse (2004)
41. Le règne des fous (2003)
42. Bonus track : Molodoï Gloupides
43. Bonus track : Montée de Vellocet (2010)
44. Bonus track : les Enfants de Baphomet (2016)