Lex Amor / Forward Ever
[Modern Oak]

9.5 Note de l'auteur
9.5

Lex Amor - Forward EverFlotter à ces hauteurs n’est pas donné à tout le monde. On y voit la ville de très haut, enveloppée dans un fog typiquement londonien, ouaté, cafardeux et qui se prête parfaitement à un traitement entre musiques urbaines et trip-hop. Forward ever, deuxième album de l’Anglaise après le déjà excellent Government Tropicana en 2020, est l’un des meilleurs albums de 2024. Sorti sur le tard en octobre, il nous fera largement l’hiver que celui-ci se passe sous la flotte, le gel, la neige ou un soleil anormal. L’artiste est d’origine nigériane. Elle vit toujours au Nord de Londres et est apparue récemment sur divers projets, Eps au sein de collectifs londoniens qu’on ne saurait que trop recommander comme The Silhouettes Project ou plus près de nous pour un morceau sublime sur le disque de Kid Loco.

Mais si son deuxième album dépasse le premier en qualité, en impact et (osons le mot) en magie, c’est parce que la cohérence d’ensemble est redoutable. On est d’emblée saisie par l’équilibre entre le cafard et les beats, par la présence ultra subtile des basses et la douceur qui nous environne. Sur Sun4Rain, l’ouverture, le choc va à la voix, si particulière de Lex Amor, craquante comme un vinyle, grasse et âpre à la fois, sensuelle et sèche, sorte d’instrument-organe magique qui amène immédiatement une identité et une couleur, grise, rose, à l’ensemble. On goûte chaque titre comme on dégusterait (si on y connaissait quelque chose) un vin, à flair-écouter les arômes soul, Rnb, hip-hop, les traces de blues, et bien entendu à mesurer, évaluer, si tout cela sent la banane, les larmes ou les pas perdus dans des cités plus ou moins désolées du Royaume Uni. Une rapide étude des textes nous ravit également : la voix de Lex Amor, ses textes et sa musique sont parfaitement en phase, ouvrant un espace d’incertitude majeure qui s’accompagne d’une déambulation incertaine et d’une recherche de guidance. La voix enveloppe et les bras embrassent. La personnalité s’effile et s’échappe, jeune, mal ou déformée par la crise et le délabrement, le doute ou simplement la vie.

I might have lost my wayIn and out hereHad another day in the dunya drowningTalking about all the diversionsDistractions violating these findingsKnow it’s timing but it’s –Long sometimes(Peace of mind)It’s just long sometimes, it’s just long(Freedom, truth and peace of mind)Feels long sometimes(Still outside)(Peace of mind)(Freedom, truth and peace of mind)(Peace of mind)

C’est le son qui réchauffe, le son qui circonvient et tient le monde en place ou en un seul morceau. Beg est magnifique, soupirante, suppliante dans l’annonce d’un départ prochain qu’on sent aussi espéré que regretté. On croise d’autres personnages féminins, décrits souvent par leur seul prénom, Tryna sur Grip, qui peuple le paysage fantôme. On se balade dans un drôle d’univers, pas vraiment grime, ni dubstep mais qui est évidemment connecté à ces genres spectraux et aux rythmiques syncopées. Sur A7X, Lex Amor invite une autre rappeuse londonienne BXKS à venir nourrir la texture du morceau. Les deux jeunes femmes ont à faire à la « loi » mais l’espoir est de mise. C’est un Thelma et Louise souterrain qui se noue, trouble et chanté dans un argot hermétique aux oreilles communes. Le précipice s’ouvre devant elles mais est trop petit pour les engloutir.

Another week
Another month
Another place
We’ll be there thinking ’bout a way
Thinking ’bout a way darg

Forward Ever est un titre parfait pour désigner cette musique faite de répétition, de ratiocination mais qui semble aussi foncer vers un futur (meilleur?) avec le bourdon et une forme de détermination/conviction hypnotiques. On a parfois l’impression que Sade chante avec Portishead, que le disque est réchappé d’une faille temporelle des années 40 et a été retravaillé en studio par des musiciens contemporains. Les rythmiques sont neurasthéniques. Certains trouveront sans doute que les tempos ne sont pas suffisamment variés et que tout se vaut, mais c’est évidemment ne pas saisir la profondeur des variations (les chœurs sur 1000 Tears), les changements d’attitude, le glissement permanent du sacré au profane. La comparaison avec le meilleur de Massive Attack se pose avec le magistral Again, manifeste suicidaire et poétique, aussi simple qu’il est efficace.

You can only cry with open eyes
That’s why it took me time to open mine
Father God I want to fly
Father God I want to fly
It took me time to realise
That nothing I can lose is mine

On n’avait pas entendu un saxo aussi archétypalement juste que celui qui est convoqué à l’arrière-plan. La lévitation dure trois minutes mais on ne sait pas trop si elle aboutit à la vie ou à la mort. Le disque est caressant et inquiet. Il porte un regard un peu morne sur la vie mais non dénué d’étonnement. Les chansons composent un parcours urbain, amical qui suit une recherche personnelle et prolonge une quête de soi dont on peinera à saisir l’issue et les voies de dégagement. Où en est Lex Amor à la fin ? Elle répond pour son propre compte sur le très autobiographique Super Blessed, peut-être bien le titre le plus fort et le plus définitif du disque. Lex y parle de son corps, de chacun des organes qui le compose, de ses pages blanches, et tout simplement somptueux.

Ce disque est une pure merveille. Un immédiat disque de chevet hivernal et consolateur, qu’on réécoutera avec plaisir quand on aura vingt, cinquante ou quatre-vingt dix ans.

Tracklist
01. SUN4RAIN
02. Shine In
03. Beg
04. Grip
05. A7X
06. Summer Rain
07. 1000 Tears
08. Again
09. Super Blessed
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