Si Paperwork (Dora Dorovitch / Audio Recon) doit être le dernier album de Swordplay (ce qui nous semble très improbable), on se dit que ce n’est pas une si mauvaise façon de partir après quinze ans de bons et déloyaux services. Isaac Ramsey, qui sera en France pour soutenir le disque dans les jours qui viennent, a achevé récemment les études de droit entamées il y a quelques années et qui l’avaient amené à se relocaliser depuis Richmond à Berkeley. Diplôme en poche et avec une carrière d’avocat qui se profile, il est normal que le rappeur, un temps domicilié à Nancy, s’interroge. On voit mal comment un éminent juriste pourrait mener en parallèle une carrière de MC radical et subversif, même si l’Amérique n’est pas à une originalité près. Paperwork renvoie à cette période un peu particulière pour le rappeur et ressemble tantôt à un feu de joie terminal, tantôt à un chant du cygne.
Le disque démarre de façon incisive avec un Time For Law qui n’y va pas avec le dos de la cuillère pour dénoncer les obstacles rencontrés par ceux qui veulent grimper aujourd’hui dans l’échelle sociale. L’argent est mis en avant, avec la violence et le pouvoir du droit pour freiner les ambitions de ceux qui veulent faire le bien et sortir de la panade. Le beat est répétitif et rêche, le ton mécanique et volontairement haché. Une voix à l’arrière-plan hurle à la mort ajoutant à l’effet de malaise et de cri dans le désert. Swordplay enchaîne avec I Barely Know How To Dress Myself, l’un des morceaux les plus intéressants du disque. Le beat arythmique et la voix nasillarde au flow taillé à la serpe rappellent une version post-moderne et sans illusion d’Antipop Consortium où un seul rappeur jouerait les rôles de Priest, Beans et Saayid. Soviet Television donne le sentiment que Swordplay est en situation de siège et va devoir en découdre tout du long. La production est travaillée, précise, même si parfois envahissante.
Paperwork n’est pas d’une approche si facile : le flow est sec, peu accueillant et ne s’apaisera véritablement qu’en bénéficiant d’un beat plus rond et confortable sur I Am Someone Looking For Something. La plage 4 ouvre sur plus de variété, comme si l’album s’éveillait à lui-même. Ambulance, avec le featuring de Squalloscope, est un tube en puissance qui fait penser à du Eminem mainstream. Le refrain est dansant et la musique plus emballante sans que Swordplay abandonne une once de terrain sur le plan politique et social. « Someone call an ambulance », résonne comme une invite un peu facile et humoristique à sauver une société qui n’en peut plus et semble incapable de trouver en elle ses propres raisons d’espérer. Le rappeur Brzowski qu’on avait déjà croisé chez Swordplay avant s’offre un monologue magnifique en plage 6 qui illumine le disque par sa poésie et sa qualité littéraire. Ce spoken word est de haute tenue et renforce l’exigence globale de ce Paperwork en même temps qu’il souligne son originalité. Swordplay s’offre avec Oh, Sila, un interlude folk qui, intégré dans un album hip-hop, continue de sidérer, même s’il constitue une sorte de signature désormais pour son auteur (depuis l’épatant Tap Water en 2014). Le morceau est joué à la guitare acoustique et chanté comme un truc de boyscout un brin rasoir. On peut aimer l’audace mais préférer (œillères quand tu nous tiens) quand Swordplay reste dans son registre. Creature of The 80’s est à cet égard une belle réussite. Le titre rappelle le travail d’un Mike Ladd, surécrit et chanté avec un investissement émotionnel exceptionnel. Le temps file et Swordplay revient sur cette sensation qui monte avec l’âge de vivre désormais un peu à contretemps et d’incarner ou de défendre des valeurs qui appartiennent au passé. Le rappeur est aussi à l’aise lorsqu’il agite un brin de mélancolie que lorsqu’il officie dans la dénonciation et la critique sociale. Rabbits In The Hole fonctionne sur ce même mode nostalgique et attristé qui colle si bien à la voix plaintive et désolée du chanteur. Swordplay déplore le conformisme de ses contemporains, leur capacité à obéir en même temps qu’il dénonce sa propre place de rappeur contestataire et que l’on suit par habitude, dans un système que plus rien n’ébranle. Le constat est sombre, désespéré presque. Le piano à l’arrière-plan et les cordes contribuent à renforcer cette idée d’un destin que rien ne peut infléchir et qui nous condamne tous au pire. L’individu reste seul face à lui-même et aux forces qui l’oppriment.
Swordplay s’élève une dernière fois dans un final remarquable. I Am Not A Psychic est magnifique de dignité. L’homme se redresse et tente de récupérer son esprit critique et son indépendance à travers une affirmation de sa personnalité. Est-il fou ? Ou est-il le seul être raisonnable en ce monde ? Les quatre minutes et quarante secondes formulent une réponse répétitive, emplie de détresse et de force. L’utilisation de la guitare sur la dernière minute procure de la paix et l’idée que l’horizon se dégage. La connaissance constitue dans l’univers de Swordplay est bon moyen pour s’en sortir, après les arrestations et les persécutions que le gouvernement réserve aux activistes. C’est ce qu’évoque Free Refills, chanson d’une intelligence rare où le rappeur fait le point sur sa vision de la société. La violence et la colère y sont elles-mêmes décrites comme un fantasme, une lumière sourde qui abrite, comme l’homme dans la caverne, le narrateur du savoir et d’une forme de lucidité authentiques sur les choses. Place au droit maintenant, au bien et à une autre route au service de la communauté. Une autre vie démarre qui, si elle ne promet pas grand-chose de mieux ou de plus, présente le mérite d’être différente et de fournir une chance de plus de résister et de délivrer des bonnes actions.
L’album a beau être bâti pour marquer ce changement dans l’existence de Swordplay, Paperwork est un disque sombre et qui est tout sauf rassurant. C’est un album dur et lucide sur les forces en présence, un album qui laisse à peine planer le doute sur l’issue du combat. S’il s’agit de se ramasser, on peut au moins le faire avec fierté et panache. C’est tout le sens de cette dernière joute exemplaire et audacieuse.