L’univers critique a rendu son verdict il y a quelques semaines déjà : Ty Segall est un génie précoce (28 ans seulement) et il n’y a guère le choix à chaque fois qu’il sort un disque. Il faut 1°) L’encenser pour ses qualités, sa manière de faire du jeune avec du vieux, sa prolixité et sa radicalité sans concessions 2°) Tenter de resituer l’œuvre du moment dans une continuité forcément sublime où se côtoient l’exceptionnel et l’infiniment bon. 3°) Ecouter l’album jusqu’au bout si on y arrive. Paradoxalement, aborder le « phénomène Ty Segall » de cette manière, au rythme où sortent ses disques, n’a jamais rendu service à personne. On a pu se pâmer de bonheur sur Manipulator, son précédent album solo qui date de 2014, ou considérer que Lemons, son album sorti en 2009, était exceptionnel ET ne pas tout à fait se satisfaire de cet Emotional Mugger inégal et brouillon.
La première chose à faire est probablement de lever cet autre malentendu qui voudrait qu’une production lo-fi, tendance psyché-garage comme c’est le cas ici, soit par définition abrasive et brouillonne. C’est une connerie sans nom. Il y a du lo-fi limpide et plus lisible musicalement que bien des soupes FM. Ce n’est pas parce qu’un album a été enregistré avec un son bien crade, que les instruments sonnent faux ou sont enveloppés dans un embrouillamini d’effets fuzzy, de batteries baveuses et j’en passe, qu’on ne peut pas y entendre les chansons telles qu’elles auraient existé si le type qui les a écrites avait fait le choix (qu’il ne fait pas par définition) de les produire à la manière de, disons, Brian Wilson ou René Angeli (ce qui revient au même ici). Le génie des types qui officient dans le domaine du lofi & des bouts de ficelle est bien souvent de vous donner l’impression d’entendre cette chanson qu’ils refusent de vous donner telle que vous l’attendez/l’entendez. C’est pour cette raison que Beck a survolé les débats pendant quelques années, c’est pour cette raison qu’on a pu croire que Nathan Williams de Wavves avait du génie, que l’on a crié haut et fort que le premier album de Jackson Scott était un chef d’œuvre ou qu’on considère encore et toujours les premiers essais de Pavement comme un état indépassable de l’art d’écrire une chanson.
A cet égard, Emotional Mugger est probablement un album avec un peu moins de chansons dedans que les précédents. Après Manipulator, le jeune batteur effectue un retour au son brutal et saccagé qui était le sien à ses débuts. C’est une des constantes du genre, qu’aucun des types qu’on a cités n’a évitée : il faut choisir perpétuellement, lorsqu’on a goûté aux deux et qu’on est comme Segall un magicien du studio, entre la ligne claire et la ligne crade. Un coup dans un sens, un coup dans l’autre. Cette fois-ci, Ty Segall (que d’aucuns avaient soupçonné de vouloir pénétrer le mainstream à la façon de Wavves sur King of The Beach) a opté : ce sera urgence et petites pépés, des chansons montées à la scie et portées essentiellement par sa seule batterie. Onze morceaux écrits vite, et qui probablement en chassent autant d’autres qu’on a même pas joués trois fois avant d’en faire un disque, histoire de voir si ils tenaient vraiment la route pendant deux ou trois minutes. Avec tout ce monde en studio, des amis et des musiciens, avec toute cette dope qui obscurcit les pensées et le beau temps qu’il fait en soirée, pas facile de faire la part des choses. Du coup, il y a vraiment des machins qui sonnent bizarre sur le disque et on ne s’en rend compte que maintenant. Est-il vraiment intéressant de garder Mandy Cream qui n’est rien d’autre qu’une sorte de pastiche foireux des Rolling Stones, jusque dans la façon de chanter ? L’entame Squealer ressemble à l’un de ses bœufs rigolos qu’on tape en entrée de journée pour décontracter les musiciens. Est-il vraiment utile de couper Californian Hills qui est une chanson balourde mais pas sans charme de surf rock au bout d’1 minute 20 puis à partir de la 2ème minute pour la tremper dans un jam poisseux plus cruel qu’un bain d’acide ?D’autant plus dommage que le morceau embarquait le texte le plus offensif et délicieux de l’album : « American nightmare, guilty generation / Fingers on the post, of their parents’ alienation / From the histories, histories / Of western civilization » Ty Segall est en colère, sale gosse et en veut à l’Amérique entière. Sans doute est ce ce qu’il faut retenir ici, la forme pouvant s’entendre comme un reflet d’un fond revendicatif, hargneux et volontairement saboté, en même temps qu’un travail purement récréatif (plus jouissif pour le créateur que pour l’auditeur) sur la manière de triturer la matière sonore. Fallait-il néanmoins en passer par ce travail d’enlaidissement systématique pour suggérer un état d’esprit chaotique et revanchard ? Pas sûr.
Emotional Mugger est une suite de prises d’option contestables. On ne fera pas l’injure de considérer que Ty Segall, qui est un travailleur acharné, n’a pas passé assez de temps sur sa copie ou qu’il a simplement « fait un disque » par négligence ou pour se faire plaisir, même si cette manière de fourrer des « candy » partout dans les textes relève un peu de la facilité. L’accusation de complaisance est un truc qui est à la fois irrespectueux et pue-du-bec. On peut trousser un chef d’œuvre en une journée et prendre trois ans pour polir une bouse. Toujours est-il qu’il y a un goût d’inachevé dans pas mal de morceaux ici qui rend difficile l’appréhension d’ensemble du disque et cela même sans s’appesantir sur le caractère expérimental de la production. Le double titre Emotional Mugger/Leopard Priestless est encore un bon exemple de ce qui ne fonctionne pas tout à fait. Lorsque Pavement sortait une chanson monstrueuse, Malkmus y fourrait trois mélodies en une et les compactait de telle sorte qu’on puisse sauter de l’une à l’autre en s’en apercevant et en étant un peu bousculé dans nos certitudes. Sur ce montre à deux têtes, on saute pour ainsi de Charybde en Scylla, d’un truc pas mal à un truc bidon, ce qui ne fait pas du tout le même effet. Du coup, on tire la langue au bout des 5 minutes et quelques en espérant que cela va bientôt se terminer.
Evidemment, on critique, on critique, mais il faut prendre soin de ne pas en faire trop. Cet album reste hautement fréquentable et tout n’est pas en demi-teinte. Ty Segall n’a pas son pareil pour faire du beau avec un roulement de tambour et quelques phrases (de guitare ou de chant) montées en sauce. Diversion est un brûlot punk comme on les aime, chanté avec le nez en l’air et une morgue digne du jeune Peter Perrett. W.U.O.T.W.S est une sorte de palimpseste rock où on peut tenter d’apercevoir des traces (somptueuses) de Hendrix, des Ramones et de bien d’autres sous un enregistrement quasi inaudible et littéralement effacé par le travail de production. C’est à la fois audacieux et suicidaire, mais plutôt gonflé tout de même, voire brillant si ce morceau avait échu sur un album plus consistant. On mettra un bon point également pour le sublime The Magazine qui referme l’album. On a souvent tendance un peu vite à écrire qu’un seul titre mérite la fréquentation d’un album. The Magazine est le morceau qui suffit à ne pas faire regretter le voyage. On aurait pu distinguer aussi le nasillard Breakfast Eggs qui, malgré son allure un peu mécanique, est un morceau presque pop (chanté avec une collection de voix assez bluffante) qui réussit à la fois à se montrer subversif (le texte) et à s’imposer comme une chanson qu’on chantonne sous la douche (dorée). Sauver peut-être Baby Big Man (I Want A Mommy) pour son chœur caché « I Want A Mommy » et pour ce roulement de batterie qu’on entend tout du long et qui se mêle parfaitement au chant du fond. Ecoutez le rebond entre les secondes 55 et 59. C’est ici que le morceau se gagne.
Allons droit au but : quand on fera le best-of de Ty Segall dans dix ans pour présenter son boulot à la nouvelle génération, on gardera un titre ou deux de cet album, pas plus. Il faudra pour ça qu’on le retrouve…