Cela nous coûte un peu à écrire après avoir décerné il y a quelques mois au Maxinquaye (Reincarnated) de Tricky un généreux 10/10 mais on a eu la nette impression, à l’occasion de son passage à l’Olympia ce mercredi 6 mars 2024, que le concert ne décollait vraiment qu’après qu’il eut exécuté, avec un brin de nonchalance et en neuf stations, les titres de son premier disque sorti en 1995. Qu’on ne se méprenne pas toutefois : ce ne sont ni la qualité des chansons, ni finalement celle de l’interprétation qui sont à blâmer ici, mais bien cette drôle d’impression, lorsqu’on est passé de la première partie du concert à la seconde, qu’on faisait véritablement un saut quantique vers l’inconnu et le danger qui nous est revenu.
Mais n’allons pas trop vite en besogne. Dans une demie (disons un quatre-cinquième de) pénombre, relevée de quelques spots au sol qu’il demanderait à plusieurs reprises qu’on éteigne, Tricky se lançait dans un Olympia garni de quinquagénaires exclusivement blancs (mais des deux sexes) et bonhommes. Ce n’était pas son premier Olympia et sans doute pas son premier concert bourgeois, même si ses dernières tournées (qui ne reposaient pas sur l’artifice marketing du premier album réinterprété) avaient un profil plus modeste. Accompagné de la charmante et fidèle Marta Zlakwska et de trois musiciens, Adrian Thaws entamait (disons « lançait » puisque sa participation vocale aux morceaux et aux concerts est toujours sujette à débat !) la relecture de son album référence. Difficile de ne pas plonger directement dans la poésie sensuelle et suave d’Overcome, de Ponderosa, Black Steel et Hell Is round The Corner, single qu’une partie de la salle accompagne en balbutiant les paroles de… Portishead (n’ayant sans doute pas lu notre article sur le sujet!). Revenir à Tricky via Maxinquaye et à l’Olympia demande toutefois un petit effort d’immersion. Il n’y a aucun spectacle sur scène. Marta n’est pas très mobile. Tricky fait des aller-retour distraits entre la scène et l’arrière-boutique (une pratique qui n’est JAMAIS bon signe) et de toute façon l’obscurité est telle qu’on n’y voit pas grand chose. Le son est mixé de telle sorte que les voix soient un peu en retrait, si bien qu’il faut faire un petit effort pour aller chercher les feulements de bête grave du gaillard. Mais Maxinquaye fait ce qu’il faut pour séduire, renvoyant, avec l’aide d’un batteur et d’un DJ au poil, toute sa sophistication entre les rangs. On ne dira pas à quel point en 1995 ces chansons passaient pour être à la pointe du son mais on peut aisément se rendre compte combien elles sont soignées et enjambent les traditions et les époques. Avec le recul du temps, Pumpkin sonne comme un miraculeux classique soul qui nous viendrait d’un eldorado déviant années 30 à la sauce Wakanda. D’autres morceaux sonnent presque un peu trop mainstream et douceâtres pour nos oreilles, même si on ne peut pas s’empêcher de sourire quand on se souvient qu’Abbaon Fat Tracks comporte d’aussi tendres paroles que :
I fuck you in the ass, just for a laugh
With the quick speed, I’ll make your nose bleed
Malgré tout ça, l’impression laissée par cette première séquence de 45 minutes est celle d’un Tricky un peu distrait et en pilotage automatique qui sert une musique belle, envoûtante, mais presque trop proprette pour ce qu’on a aimé de lui par la suite. Il faut dire que si on met 10/10 à Maxinquaye, on mettrait 10,5 à Nearly God et 11 à Pre-Millenium Tension.
Le set prend d’ailleurs une toute autre allure quand, en ayant fini avec sa relecture de Maxinquaye, le groupe s’attaque à une version XXL et incandescente de Vent. Le corps du chanteur s’anime soudain. Il bat des bras et donne des indications au groupe. Il presse enfin Marta comme s’il allait s’enrouler autour d’elle ou la dévorer tout cru. Il faut attendre ce morceau pour qu’un frisson balaie la salle et que l’obscurité libère ce qu’elle gardait en elle de danger et de menace. Le morceau s’étire et on suffoque avec lui. Les visages se ferment et certains se crispent. On bascule soudain d’une joyeuse soirée nostalgique à un nouvel espace sonore et poétique où la noirceur est habitée par des spectres et une créature dont on ne sait pas si elle est bienveillante ou non. Une chose est certaine, c’est que Tricky semble sur cette partie qui durera une heure et deux rappels, plus impliqué dans ce qui se passe autour de lui. Il se balade, disparaît toujours à intervalles réguliers mais re-surgit aussitôt comme s’il avait surfé sur une vague de ténèbres. When it’s Going Wrong, chanson de l’année dernière, est une tuerie qui fait grésiller les basses. On se fout alors du mix. Nos oreilles savent bien désormais où chercher les voix, les entendre claires et sensibles sous les couches de basse. New Stole (sur Ununiform, disque de 2017) est excellent lui aussi. Tricky mélange le noir et les sons. Il joue de la basse, de Martha et de tout ce qui l’entoure avec une habileté royale. Ses bras indiquent le fond, le sombre. Il mouline, joue entre les plans.
Il peut laisser cette fois Marta seule aux affaires sur le très rock (metal) Move Me, tiré de l’expérience Lonely Guest, sans que personne en prenne ombrage. L’ombre-lumière glisse de droite à gauche, elle s’accroupit, s’assouplit et disperse sa traîne de sons âpres et suaves à la fois. Cette seconde partie de concert est dense, plus incisive, plus dérangeante aussi. Elle renvoie aux concerts menaçants du passé, à ces moments où sans que la violence apparaisse jamais, on la sentait tapie dans l’ombre, le dos tourné, prête à nous saisir. La version 2024 est plus contrôlée. Les accents rock sont plus convenus, et le dub est comme tenu en laisse mais Tricky n’en ressemble pas moins au gamin qui est décrit dans sa biographie, traversé par le rêve et les nuées de sons, allongé sur scène ou sur le sol du studio. Il concentre sur son ombre, dessous, dedans et dessus, toutes les musiques, tous les sons soul, rap, hip-hop, jazz du siècle passé. Sons maternels. Sons guerriers. Sons du sexe et sons de la drogue. Sons du club et sons de la chambre qui vibre sous les corps. Il les dompte et les fait hoqueter devant nous. Il les joue de front et nous éclabousse. On sent l’énergie qui nous transperce et on y croit à nouveau. Cela ne dure pas longtemps. L’effet est fugace. Le shoot vite dissipé. Mais on était venus pour ça.
Photos : BM pour SBO