On ne sait jamais à quoi s’attendre avec les Antlers de Peter Silberman. Green To Gold, le précédent disque, sorti en 2021, était un disque consacré au rapport entre soi (l’intériorité) et les éléments naturels, une sorte de dialogue métaphysique entre Silberman et lui-même sur la place de l’homme dans le cosmos, naviguant de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Blight (qui signifie “fléau”, “plaie”) est en apparence un disque au cahier des charges plus facile d’accès : un album quasi concept consacré à la catastrophe écologique en cours et à ses conséquences. C’est un disque d’aspect presque linéaire qui démarre par le geste anodin d’un type qui a acheté (en ligne, sûrement, sur une plateforme chinoise de commerce rapide, probablement) quelque chose et s’en débarrasse après un usage express…. Le type s’interroge sur son geste (Consider the Source) lequel est le point de départ (l’agencement des titres est un peu plus subtil que ça) d’une sorte de réaction en chaîne qui conduit au désastre qui nous pend au nez (Calamity). Blight a ainsi en commun avec Green To Gold de fonctionner comme un cycle mais comme un cycle qui échouerait et se terminerait par notre extinction collective (They Lost All of Us, l’instrumental final est ambigu quant à la présence, encore, d’une humanité).
La construction est limpide, simplissime et l’exécution l’est tout autant. Blight est un disque épuré, minimaliste presque, au travers duquel Silberman développe une écriture complètement dégagée des codes de la pop. Il abandonne toute idée de variation de tempo, toute idée d’éclat ou de surgissement… d’un refrain, d’un crescendo, d’une sorte d’illumination, ou d’explosion, qui faisaient jusqu’ici le charme des disques de The Antlers. La plupart de ses grandes chansons fonctionnaient sur la mise en place d’une progression ouvrant sur un “sommet” d’intensité, de lumière ou d’émotion. Le mouvement à l’oeuvre ici est plus discret. On navigue, on dérive, on interroge mais toujours plus ou moins sur le même ton. C’est anti-spectaculaire au possible et, ce que diront certains, plutôt morne et ennuyeux à écouter. Ce serait ignorer le travail réalisé par Silberman sur les textures, la matière sonore. On évolue ici entre ambient, pop pré-luxuriante, folk, dans un continuum hypnotique et désolé, qui s’entend comme une longue (com)plainte sur l’état du monde et nos pratiques de consommation. On aime le caractère réaliste et prosaïque de l’écriture sur Consider The Source, le thème d’ouverture, comme on se laisse faire par l’abstraction quasi moraliste d’un Pour qui parle de la… pollution des sols.
The solvents spilled down Cedar Hill
Feeding a well and a weeping willow
That man next door lived here before
But he knew the score when his tree hit the floor
What we put in thе ground
Whether planted or plowеd
Will eventually be found
It will come back around
Pour dire la chose, on est pas certain que ce soit toujours très réussi ou heureux (peut-être que sur ce sujet écologique, la force de Midnight Oil est préférable à ces chichis là), pas certain que les voies dynamiques (le Plastic Beach de… Gorillaz) soient moins pédagogiques, mais il se dégage du travail de The Antlers une telle sincérité et un tel sentiment de désespoir qu’on se laisse affecter/toucher/couler au contact des chansons et du message qu’elles véhiculent. Le piano est millimétré. La batterie est d’une finesse insensée et les alternances de couches (le disque est plus électro que d’habitude) donnent le sentiment que toute cette histoire est déjà recouverte d’une couche de poussière apocalyptique, déjà un lointain souvenir, comme une cassette qu’on retrouverait après la fin du monde. Carnage est une chanson fabuleuse, hermétique et poétique, lumineuse et triste à pleurer. On y croise des animaux en détresse : un serpent décapité, des oiseaux à bout de souffle, un crapaud, ici considérés comme de simples “dommages collatéraux” et victimes malgré elles des décisions savantes de l’homme tout puissant. Face au désastre, les Antlers font le choix de ne pas culpabiliser “le client” outre mesure, peignant celui-ci (Blight) comme un être isolé et un peu paumé, dont les gestes l’ont dépassé. “They did the best that they can” répète-t-il de manière compulsive sur la chanson-titre comme si la répétition pouvait conjurer le (mauvais) sort qui nous attend. Il n’en sera rien : la seconde moitié du disque présente les signes du désastre. Cela démarre par le remarquable Something In The Air qui renvoie directement (et très précisément) à la pollution de l’air à New York. “Oh There’s something in the air today/ Oh Best to take the stairs today / Oh Be sure to charge your phone today/ Oh Maybe work from home today” Que faut-il penser d’un tel titre ? Est-ce une mise en garde ? Juste une description à plat des effets plutôt, un constat mélancolique et attristé sur l’état dans lequel nous nous sommes mis. Le morceau est à la fois affreusement banal et terne, sans relief, et en même temps très fort par sa douceur et la résignation qui l’imprègne. On pourra, selon sa sensibilité, le trouver complètement ridicule et sans intérêt, ou bouleversant. Le final (la pièce dure cinq minutes) est bousculé par ce qui ressemble à une tornade, à un tourbillon de poussières avant de retrouver la sérénité du début.
Deactivate est encore plus radical. La mélodie vocale est assez similaire au précédent morceau, le rythme quasi identique, comme si le morceau n’était que la continuation du précédent. Mais le désespoir et la peine y atteignent des niveaux abyssaux.
While I was scrolling, shocked and bored, I came upon the news of your departure
From this ailing place, from which you chose ‘deactivate’
Then out my door and down the street, deflated bodies, empty meat
A running dog on trailing leash was free to roam, but not released
From gravity and malady, and sheer corporeality
Anatomy in disrepair, catastrophe in open air
Difficile de résister à ces visions de disparition, d’effondrement du corps et du soi face à la catastrophe. D’autant plus difficile que la musique s’offre comme une berceuse avant de nous piéger dans un vortex qui tourne sur lui-même et nous engloutit tout entier. Il y a une force sourde dans la construction de Deactivate qui relève de la magie noire. On ne peut pas faire l’impasse sur cette réussite, à la fois intellectuelle et esthétique, même si elle contredit tout ce qu’il faudrait faire pour faire de bonnes chansons. Silberman désamorce toute tentative de séduction mais enchante tout de même. On ne peut pas s’enthousiasmer pour un morceau qui s’appelle Calamity et nous promet le pire sans avoir l’air d’y toucher. “on grimpe au sommet des catastrophes et des calamités. On verra sûrement mieux la prochaine fois” entonne-t-il de manière mi-triste, mi-infectieuse sur Calamity. Avec grâce, légèreté, allégresse presque. S’installe un tiraillement contre-nature entre la nature de la musique et ce qu’elle exprime. L’effet produit est incertain, peut-être pas de super bon goût, mais on suit et on plonge, on reste à l’écoute, comme fasciné par cette audace qui ne dit pas son nom. Est-ce que l’inondation de A Great Flood rachètera nos fautes ? Est-ce qu’on sera pardonnés ? L’enjeu paraît presque secondaire après les sept chansons qui précèdent, si bien qu’on ferait presque de cette chanson, la seule qui ne soit pas à la hauteur du projet. Sorte de messe solenelle et gnangnan, elle remet l’humain au centre d’un monde qui venait pourtant de disparaître. On préfère encore terminer avec le somptueux instrumental They Lost All of Us, qui, sous le bruit des vagues, referme une porte amère et harmonieuse sur le monde et nos petites existences mesquines.
Blight est un beau désastre, majestueux et miraculeux. C’est un album qui fonctionne un peu comme une pierre tombale dans un cimetière anglais, sobre, digne et droite. Elle n’en reste pas moins la marque de la mort qui passe. Et qui a envie d’écouter des disques qui sont plus tristes que tout et prédisent notre disparition prochaine ? Qui a vraiment envie de désolation et de couler à pic ? C’est beau à pleurer mais tout de même pas très commercial/commerçant.

