Le bonheur est évidemment le pire truc qui puisse arriver à un artiste. C’est une force sournoise qui a mis fin à des centaines d’œuvres passionnantes en en neutralisant les ressorts et en en sabotant la dynamique. Bill Callahan, qui restait sur une série d’albums quasi parfaits et explorant les tréfonds de l’âme (seule) humaine, en réchappe à peu près en s’appuyant sur ses qualités naturelles : un sens de l’observation inné et toujours aussi affûté maintenant qu’il s’applique à une forme commune de vie domestique et une technique de composition immuable. Shepherd In A Sheepskin Vest n’a qu’un seul défaut véritable : son immonde pochette. Pour le reste, on peut dire que Callahan avait toujours été taillé pour devenir le chantre du foyer et de la vie de famille. Il a été plus souvent quitté qu’à son tour. On l’a accompagné dans ses dépressions, ses dérives atrabilaires. On a parfois subi sa mauvaise humeur en concert et cultivé avec lui une méfiance envers les femmes, leur fidélité et ce qu’on pouvait attendre en général de notre prochain.
Et puis Bill Callahan a changé. Il s’est fait plus contemplatif, attentif aux éléments dans un premier temps, ce qui lui a permis de livrer ses œuvres les plus marquantes ces dernières années dont la plus remarquable reste sans doute Sometimes I Wish We Were An Eagle, il y a dix ans. Apocalypse et Dream River avaient suivi dans un registre assez similaire, sombre et quasi panthéiste, albums taillés dans une matière américaine blues et granitique, solide comme le roc et, à bien des égards, virilement universelle. Shepherd in A Sheepskin Vest représente une révolution de palais en ce qui concerne l’inspiration. Callahan regarde autour de lui et voit sa femme et son fils qu’il décrit comme de petits animaux curieux en même temps que des créatures de dieu magnifiques. Il les décrit avec leurs corps, leurs mouvements, leur réalité charnelle. Callahan fait l’amour ou s’y prépare. Il installe une serviette sur son lit. Il regarde sa femme avoir ses règles et puis repasse ses vêtements. C’est un univers nouveau qui s’ouvre, aussi infini et sans limites que le précédent, qu’il aborde avec la même curiosité maladive, le même respect et le même manque apparent d’émotion. Sa voix de baryton a ce pouvoir immense de masquer ce qu’il ressent. Il chante à plat, sans « rien en laisser paraître », sans perdre son calme. Il y a chez lui cette idée que le cours du monde est plus fort que le rythme de la chanson, que le flux de pensées-même.
Shepherd In A Sheepskin Vest est un album ample et ambitieux. Il déploie une richesse thématique sur ses 20 pièces qui va de la naissance des enfants à la mort, comme s’il s’agissait de décrire les effets sur l’homme de tout un cycle vital. Les arrangements ont été allégés et l’accompagnement comme enluminé à petites touches par des frémissements de cymbales ou des pickings de guitare en contrepoint. Il y a une fluidité folk qui s’exprime de manière quasi insouciante à l’échelle des travaux de Smog et de Callahan sur un morceau comme Black Dog On The Beach. Mais la mort n’est jamais loin. Callahan a perdu sa mère dans les six ou sept ans qui séparent cet album du précédent. Il chante les disparus (Angela), l’âge qui vient (The Ballad of The Hulk). Il y a des inspirations magnifiques ici, tant du point de vue musical que des textes. « The master of reiki/ Waved his hands over me/ And Said I eat too much steak/ And hold on too long to ancient aches/ And both are so hard/ on my heart. » L’émancipation de l’état de souffrance originel n’est pas évident. Il faut tout l’amour de son épouse et de son fils pour que l’écriture se remette en route et que l’amour ouvre des brèches dans le ciel gris. « I woke up on a 747/ Flying through some stock footage of heaven/ This is the light right here », chante-t-il sur un morceau. Sur Released, il réaffirme que « everything is corrupt / from our shoes on our feet » comme s’il était impossible de se dégager durablement et définitivement de la saleté d’antan. Callahan n’aborde pas l’amour et la vie de famille comme quelque chose qui le projetterait dans un état d’épanouissement durable. La satisfaction succède à une confrontation à un mystère nouveau où l’homme vient se heurter avec plaisir incrédulité. L’écriture, retrouvée, salvatrice, devient alors l’instrument de cette confrontation, la force qui transforme l’inquiétude en cette sensation qu’une révélation pourrait surgir. A plusieurs reprises, Callahan s’interroge du reste sur cette écriture qui va et vient, comme il le fait sur Writing, ode à sa propre discipline qui fonctionne remarquablement bien.
La seule faiblesse du disque tient peut-être dans sa volonté de trop en dire. Les chansons empruntent des voies mythologiques, des champs allégoriques multiples ou des motifs narratifs plus directs (l’ennuyeux Tugboats and Tumbleweeds) qui tendent à disperser la perspective mais aussi à se recouper. Les meilleurs travaux de Callahan valaient aussi sur sa capacité à exprimer des constats plus secs et définitifs sur la vie. On sent cette fois qu’il n’est pas près de faire le tour du sujet et qu’il pourrait aligner les pièces et les morceaux sans réussir à conclure. Shepherd in A Sheepskin Vest pâtit du caractère insondable de la révolution en cours en souffrant parfois d’une volonté démonstrative trop marquée. C’est le prix à payer pour les fulgurances qu’inspirent le bonheur et l’amour. Le prix à payer pour cette lucidité nouvelle et cet appétit de connaissance et de vie qui animent encore le quinquagénaire.
02. Black Dog On The Beach
03. Angela
04. The Ballad of The Hulk
05. Writing
06. Morning is My Godmother
07. 747
08. Watch Me Get Married
09. Young Icarus
10. Released
11. What Comes After Certainty
12. Confederate Jasmine
13. Call Me Anything
14. Son of The Sea
15. Camels
16. Circles
17. When We Let Go
18. Lonesome Valley
19. Tugboats and Tumbleweeds
20. The Beast
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