Il suffit d’écouter une fois ou deux The Killing Moon pour se rendre compte de ses effets surnaturels, lesquels sont généralement amplifiés les nuits de pleine lune et d’Halloween.
La chanson est d’emblée immense, particulière, envoûtante, universelle et éternelle. S’il est évidemment possible d’identifier à la première écoute quelques uns des attributs musicaux qui font les morceaux de l’époque (et notamment l’équilibre savant entre clavier/guitares et voix), The Killing Moon dégage, sans qu’on ait besoin d’y revenir, une alchimie spécifique qui fera dire à son auteur que la chanson lui avait été soufflée par Dieu ou une force extérieure. Elle occupera de fait dès ses premières sorties publiques une place particulière dans les sets du groupe de Liverpool qui, dans les décennies qui suivront, en donnera des versions dans à peu près toutes les configurations possibles, acoustiques, orchestrales, revisitées, courtes et longues. « Je ne connais pas un seul groupe qui n’aimerait pas avoir écrit cette chanson », répétera à l’envie Ian McCulloch comme s’il se rendait lui-même devant l’évidence d’une chanson plus grande que lui et le groupe qui lui donna naissance.
A l’origine, The Killing Moon est juste la plage 6 (on ne reviendra pas sur cet endroit stratégique qui correspond ici à la première place sur la face B en format vinyle) d’Ocean Rain, le déjà quatrième album d’Echo and The Bunnymen, groupe qui sort alors d’une vraie désillusion avec le mauvais accueil critique réservé à leur pourtant excellent Porcupine sorti un an avant. Malgré ses deux singles clés The Cutter et The Back of Love qui ouvrent le LP et assureront le succès commercial du disque à sa sortie, Porcupine est jugé trop sombre, trop dur et heurté pour l’époque. McCulloch parle plus de lui que sur les précédentes livraisons tandis que Will Sergeant se défie des codes musicaux de l’époque qui tentent d’enfermer le groupe dans un genre, pour explorer toutes les possibilités soniques de son instrument. Le résultat n’est pas affriolant et c’est un groupe qui veut mettre un peu d’eau dans son rock qui s’engage dans la composition d’Ocean Rain. Le groupe décide d’accompagner ses compositions d’un grand orchestre de cordes (35 pièces) et de rendre sa musique plus accessible. Le son est moins rock, le tempo considérablement ralenti. Ocean Rain est un disque qui a pour objectif de redonner un élan commercial et artistique au groupe. Ian McCulloch revient à des compositions moins personnelles. Ses textes sont moins intimes que sur Porcupine et utilisent, comme ceux de Robert Smith, des mots valise et des images simples et universelles qui font mouche. Le but est clairement de proposer aux auditeurs des textes simples, des images fortes dans un climat inspirant et qui a pour thème commun l’aventure maritime. Entre le récit de pirates, la balade en mer et l’évocation de paysages océaniques, Ocean Rain met en oeuvre sciemment un univers fédérateur, mystérieux, stimulant mais suffisamment commun pour rester familier.
Dans le genre « chanson d’atmosphère », Nocturnal Me, en plage 3, caractérise assez bien ce qu’on aura ici :
Oh, take me internally
Forever yours
Nocturnal me
Take me internally
Forever yours
Nocturnal me
Do or die
What’s done is done
True beauty lies
On the blue horizon
Who or why
What’s one is one
In pure disguise
Of vulgar sons
Clair de lune
Soit un amas de mots reliés vaguement les uns aux autres et dont le sens échappe ou s’échappe par miracle de l’hermétisme. Les cordes brassent du vent et la musique recouvre le tout d’une préciosité mi-gothique, mi-romantique qui vise à donner du lustre à des mélodies qui en manquent parfois. Ocean Rain est, contrairement aux trois précédents albums du groupe, un disque très agréable à écouter mais dont on ne retient au final pas grand chose : aucune révélation existentielle, assez peu de thèmes forts, mais une ambiance au poil et un brin enivrante qui nous laisse aux prises avec la matière brute produite par le groupe qui est avant tout la somme (dénuée d’expression) d’une voix et d’un son. Will Sergeant garde une tête d’avance sur la concurrence en augmentant sa « new wave » de vraies trouvailles/prises de risque introduisant du xylophone, un glockenspiel, des outils de reverb ou des sonorités orientales là où on ne s’y attend pas. Thorn of Crowns, par exemple, qui précède The Killing Moon sur le disque, est un titre étonnant et épatant, qui renoue avec la sauvagerie du rock n’roll des premiers temps, s’offre une séquence digne des Doors ou d’Elvis puis finit en blues ululant. La communication du label autour du disque présentera l’album en toute simplicité comme « le plus grand album de tous les temps », ce qui n’aidera pas spécialement à sa promotion.
C’est dans ce contexte qu’en janvier 1984, McCulloch qui a immédiatement perçu la force du titre, envoie en guise de premier single, The Killing Moon, sur les ondes. Une première version de l’album a été rejetée par le label et le groupe a besoin de convaincre. Le single se classe 9ème dans les charts anglais et impressionne par son efficacité. Les cordes renforcent la solennité du morceau qui repose, toutefois, principalement sur la puissance imaginaire du récit, sur l’hermétisme des paroles et le chant impressionnant de McCulloch. La question qui se pose très vite est évidemment celle de la portée ésotérique de la chanson : de quoi et de qui parle-t-on ici ? Qu’est-ce que cette Lune Tueuse dont il est question et à qui s’adresse le chanteur ? Autant de questions qui donnent lieu à des débats acharnés et jamais résolus près de quarante ans plus tard.
La Lune Tueuse
Sur le plan musical, le jeu de guitares de Will Sergeant est magistral et la batterie de Pete de Freitas (qui mourra en 1989 dans un accident de moto) parfaite et métronomique. Les Pattison et Will Sergeant composent les bases du titre en utilisant deux inspirations qui n’ont entre elles que peu de rapports : la ligne principale est constituée des accords de Space Oddity, le titre de Bowie, mais joués à l’envers, tandis que les deux hommes introduisent en contrepoint une ligne mélodique jouée à la guitare mais qui reprend une technique rapide et cristalline qui est utilisée d’ordinaire pour jouer de la balalaika. L’influence orientale est évidente et confère un aspect Conte d’orient et merveilleux au récit, comme s’il s’agissait d’une histoire venue de loin et que McCulloch rapportait pour ses contemporains. Le Space Oddity inversé, imperceptible, fait écho à l’influence de Bowie sur le chant de McCulloch, évidente sur la fin de The Cutter, single de référence du groupe jusqu’ici, et que d’aucuns pisteront jusqu’ici.
Les influences comptent pourtant assez peu sur le morceau qui est de bout en bout LA création originale du groupe. McCulloch raconte avoir reçu la phrase détonnatrice de l’écriture en dormant : « Fate up against your will. Through the thick and thin. He will wait until you give yourself to him. » La chanson s’écrit très vite dès lors, contrairement à d’autres créations du groupe qui d’ordinaire bataille pas mal pour aboutir à un résultat définitif. Cette image de la Lune Tueuse s’impose à lui, sans qu’il ait jamais avoué d’où elle lui venait. La chanson se situe évidemment dans une ligne d’inspiration primitive et millénaire puisque l’astre lunaire a été parmi les premiers sujets traités par l’art des hommes. On pense dans un registre assez similaire au Pink Moon de Nick Drake mais on pourrait aussi citer le Moonshadow de Cat Stevens, Harvest Moon de Neil Young ou encore Moonage Daydream de Bowie ou Bad Moon Rising de Creedence Clearwater Revival. La lune est féminine, séduisante et souvent associée à des formes maléfiques ou morbides.
C’est dans cette voie qu’opère Ian McCulloch mais sans jamais trahir sa véritable intention. Le texte est à cet égard emblématique d’une limpidité/simplicité (un homme contemple la lune) qui se prête à de multiples interprétations :
Under blue moon, I saw you
So soon you’ll take me
Up in your arms, too late to beg you
Or cancel it, though I know it must be
The killing time
Unwillingly mine
Fate
Up against your will
Through the thick and thin
He will wait until
You give yourself to him
In starlit nights, I saw you
So cruelly, you kissed me
Your lips, a magic world
Your sky, all hung with jewels
The killing moon
Will come too soon
Fate
Up against your will
Through the thick and thin
He will wait until
You give yourself to him
Under blue moon, I saw you
So soon you’ll take me
Up in your arms, too late to beg you
Or cancel it, though I know it must be
The killing time
Unwillingly mine
Fate
Up against your will
Through the thick and thin
He will wait until
You give yourself to him
Fate
Up against your will
Through the thick and thin
He will wait until
You give yourself to him
You give yourself to him
La
La, la, la, la
La, la, la, la
La, la, la, la
La, la, la, la, la, la
Fate
Up against your will
Through the thick and thin
He will wait until
You give yourself to him
You give yourself to him
La, la
La, la, la, la, la, la, la
La, la, la, la, la, la, la
La, la, la, la
La, la, la, la, la, la
A la grande bourse des interprétations, The Killing Moon admet 2 favoris. Le premier chemin est de considérer que l’homme s’adresse à la mort elle-même. Le chanteur fait face à son destin et traîne un peu les pieds. La rencontre évoque le Septième Sceau de Bergman, film de 1957, mais aussi toutes les confrontations légendaires entre la faucheuse et les humbles mortels qu’elle vient cueillir, sur fond de lumière crépusculaire. McCulloch ajoute au face à face une dimension sensuelle ramassée dans l’évocation d’un baiser et du mortel qui se rend finalement au trépas. Le « he will wait until you give yourself to him » évoque l’imminence de la résignation, sous contrainte, en même temps que la soumission progressive à la volonté inébranlable du bourreau. Cette lecture de The Killing Moon, avec le « bonhomme de la lune » barretien, qui s’avère un tueur, sur fond de campagne sombre, convoque une forme de romantisme mi-gothique mi-traditionnel plus riche qu’il n’y paraît et qui rebondit sur la double influence cold wave et orientale et ésotérique de l’accompagnement. Les deux se font écho, se nourrissent, créant une sorte de bulle d’étrangeté qui finit par absorber l’auditeur et lévite jusqu’à nous. La chanson embrasse, élève, enserre et lie la destinée de celui qui écoute et de celui qui va mourir, provoquant, dans son sillage, un effet de fascination morbide et un frisson délicieux.
Mort, sexe et bonbons
La seconde interprétation favorite (la deuxième disons) repose sur une lecture sexuelle de la situation. Cette fois c’est le corrupteur qui s’exprime et la jeune femme (le jeune homme) qui va passer inévitablement à la casserole. Là encore, tout fonctionne ou presque si on adopte ce point de vue. Est-ce un vieux Dom Juan qui lutine une servante ? Est-ce un violeur ? Un serial killer ? Ou juste une jeune vierge qui se trouve pressée d’accepter et de redouter l’expression de son propre désir ? Avec sa voix de crooner, McCulloch est parfait pour caresser l’auditeur dans le sens de la culotte. Vouloir ou ne pas vouloir. Se rentre ou résister. On pense à toutes les situations du genre depuis la Chèvre de M. Seguin jusqu’à Lolita. McCulloch est le prédateur play-boy parfait. Qui pourrait le refuser ? La chanson surfe sur le mystère porté par le rayon de lune, vecteur de possession mais aussi de confusion. C’est la lune qui modifie la lumière et qui, en créant les marées, va dérégler la circulation des fluides dans le corps. Consentement ? Ou non. Les lèvres deviennent magiques, même si elles ne prononcent aucun mot. L’agresseur est immobile, n’agit jamais, contribuant par son inaction à faire croître le danger et la menace. La scène est vive mais arrêtée, le temps suspendu et comme figé dans l’éclair de la lune rouge. Le retour du refrain soufflé par le rêve (« fate… ») revient et rappelle l’imparable, écraser la possibilité d’un échappatoire, jusqu’au « lalalalala » remarquable et désinvolte. Est-ce le tueur qui chante ? Le diable ? Est-ce le poète qui s’amuse de manière cruelle et un brin morbide du sacrifice de l’innocence ? Tout cela à la fois. On pense cette fois au Lautréamont des Chants de Maldoror, à cette posture sadique de l’observateur/auditeur. On retrouve ce rapport pervers dans le Poptones de PIL, enregistré en 1979. La fille est cette fois dans le coffre de la voiture et la lune est remplacée par un autoradio. C’est moins romantique mais tout aussi bien fait.
Comme nous étions exposés à la mort, nous avons droit au cuissage et prenons notre part du sacrilège. L’érotisme n’est pas loin de virer au pornographique.
The Killing Moon est la chanson parfaite. Mélodie, refrain, ces deux sens qui se surimposent au lieu de se diviser, la voix qui est chaude et insensible à la fois, la guitare qui se contente de caresser et d’accompagner plutôt que de cracher de l’électricité. D’un point de vue formel, le titre ne peut pas être meilleur. L’interprétation studio est reprise plusieurs fois. McCulloch enregistre au moins deux fois les voix, une à Liverpool, l’autre à Paris. Il opte pour Liverpool, la première prise ayant été empêchée par un rhume. Le reste appartient à l’histoire du groupe mais s’engage une sorte de lutte homérique entre la chanson et son créateur. McCulloch touche parfois au sublime, d’autre fois ne sait pas comment se positionner par rapport au monument. Sur scène, cela donne des versions inégales, comme si l’équilibre originel s’énonçait sur chaque prestation comme un Everest pour le performer. Où aller ? Comment se situer par rapport au monument ? Dans les salles de spectacle, les premières notes suspendent le temps et amènent à un moment bizarre de recueillement et de crainte, comme si chacun appréhendait la manière dont la chose allait tourner. La face obscure de la lune. Ou l’autre. Eros ou Thanatos. Les deux votre Honneur.
La chanson est reprise par le cinéma (Donnie Darko en flambeau détraqué, The girl Next Door version sexy), les séries mais aussi par les groupes. Pavement, astucieusement, crée un enjambement avec les concombres et les choux qui précèdent (Thorn of Crowns), glissement talisman qui évite au groupe de se prononcer. Ce n’est pas la pire manière d’éviter l’obstacle. On aime aussi la version de Grant-Lee Phillips.
The Killing Moon est un coup de génie qui repose sur la capacité du groupe à déplier sa simplicité selon trois ou quatre dimensions. La lisibilité est absolue mais la portée énigmatique multipliée. C’est peu ou prou une définition de la pop.
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